Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/323

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absurdes qui eurent cours à cette époque, et qui trouvèrent cependant des croyans. L’année passée encore, au moment où la France cherchait à engager la Turquie dans une démarche pour la Pologne, ne se disait-on pas à Constantinople que l’ambassade russe, pour faire pièce à la France, avait donné au divan les preuves irrécusables d’un plan de partage qui aurait antérieurement reçu l’assentiment du cabinet des Tuileries ? Certes il n’y a que le terrain fabuleux de l’Orient pour faire éclore et accepter de tels contes fantastiques. Disons-le cependant : en 1863, la diplomatie russe ne s’est pas fait faute de parler de certaines propositions concernant le remaniement de l’Europe qui lui auraient été soumises en un certain temps, et qu’elle aurait naturellement repoussées avec une vertu stoïque. On lit entre autres le passage suivant dans une curieuse dépêche adressée, le 10 avril 1863, par le comte Russell à son ambassadeur lord Napier : « Le baron Brunnow me dit que les intentions de l’empereur (Alexandre) envers la Pologne étaient les meilleures et les plus bienveillantes, mais qu’il y avait des projets en circulation pour refaire la carte de l’Europe, ces projets comprenaient des compensations pour la Russie. La Russie ne voulait entrer dans aucun de ces projets ; elle ne voulait aucune compensation, elle tenait aux arrangemens territoriaux actuels en Europe, et le baron Brunnow finit par exprimer l’espoir que la Grande-Bretagne y tenait également. — Je lui répondis que c’était le désir de sa majesté ; mais la Russie elle-même n’a pas été inactive, dans plusieurs cas, en proposant et en menant à exécution des changemens territoriaux… »

Ainsi intimité de jour en jour plus grande entre les deux cabinets des Tuileries et de Saint-Pétersbourg, travail sourd dans l’Orient, ombrages de l’Angleterre, inquiétudes de l’Autriche, appréhension universelle d’une conflagration plus ou moins prochaine, tel fut l’aspect général des affaires dans les deux années qui suivirent l’entrevue de Varsovie. Encore une fois, il est probable que la plupart des suppositions d’alors étaient purement gratuites, que les alarmes étaient plus qu’exagérées : manquaient-elles cependant complètement de raisons, et n’avaient-elles point quelque fondement au moins moral ? Il sera permis sans doute de répondre par une réflexion ou plutôt par un souvenir. Quand en 1841, dans un temps déjà bien éloigné de nous, M. Guizot préparait la rentrée de la France dans le concert européen après la rupture de l’année précédente, il écrivait à M. de Bourqueney qu’une des principales considérations qui le décidaient à signer le protocole « au prix de quelques ennuis de discussion dans les chambres » était « l’avantage de prévenir, entre l’Angleterre et la Russie, des habitudes d’intimité un peu