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ce calme ne faisait qu’exciter davantage la colère de l’irritable pilote. Il avait de vieilles rancunes contre les Turcs, et les trouvait évidemment de trop en ce monde. C’était un type curieux que ce vieux corsaire. — Quand je dis corsaire, c’est par euphémisme. — Il ne venait pas, comme les autres pilotes, de Milo ; nous l’avions trouvé à Syra, où, la paix venue, il avait jugé à propos de dresser sa tente. Il était marin jusqu’au bout des ongles, n’ayant guère, depuis son enfance, vécu ailleurs que sur mer. Il parlait peu de ses aventures ; mais il n’y avait pas dans la Méditerranée une crique dont il n’eût connaissance. Ce n’était pas sous Canaris seulement qu’il avait gagné ses éperons. Les côtes de Sardaigne et de Corse, le golfe de la Syrte, celui de Naples, auraient pu nous dire quelque chose de ses hauts faits. Je ne pouvais le regarder sans qu’il me rappelât, avec son air renfrogné et ses deux doigts coupés, ce vieux Lambro qui faillit devenir le beau-père de don Juan. Pendant les longues guerres de l’empire, la piraterie avait eu beau jeu. Les Grecs n’avaient pas été les derniers à profiter de ces heureuses circonstances. Lorsque la cause de l’indépendance les appela dans une plus noble arène, ils eurent quelque peine à renoncer à de vieilles habitudes, et il fallut que plusieurs années s’écoulassent avant que le commerce européen pût, dans l’Archipel, se passer d’escorte. Je ne sais, jusqu’en 1830, qui les marins de Marseille et de Gênes redoutaient le plus, des Grecs ou des Algériens. Les Grecs cependant ont l’esprit fertile : lorsqu’il leur fut interdit d’écumer les mers, ils se mirent courageusement à les exploiter. Leur pavillon se multiplia, on le vit partout. Des navires sortirent des coffres-forts du riche et des épargnes du pauvre. Toute spéculation leur fut bonne, tout voyage leur convint. Ils résolurent, mieux que les Américains, mieux que les Suédois ou les Brêmois, le problème de la navigation à bon marché. Notre Lambro, retiré des affaires avec un ou deux milliers de talaris, aurait pu cultiver paisiblement un coin de terre, vivre de sa vigne et de ses oliviers ; il n’en eut pas un instant la pensée. Il avait fait construire à Syra un navire de ce pin dur et tors qui croît sur les bords de la mer Egée. Il paya cette coque, y compris les bas mâts, environ 6,000 francs. Deux chaînes et deux ancres, — car il n’avait pas voulu lésiner sur ce point, lui en avaient coûté à peu près autant. Maintenant il naviguait pour gagner le reste de la mâture, le gréement et les voiles. Il recevait pour ses services à bord de la Comète une piastre forte par jour. Tout, jusqu’au dernier para, était mis de côté, et chaque mois une vergue, une pièce de cordage ou de toile partait pour Syra sur un navire ami qui se chargeait gratuitement du transport. Notre pilote n’avait pas d’Haydée, il avait quatre vigoureux garçons. L’équipage de son