Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/388

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dans ce vaste labeur où l’élite de l’humanité, d’abord engagée inconsciemment, aperçoit maintenant un développement à poursuivre, des buts successifs à atteindre, et le suprême encouragement de devenir plus savante dans les voies de la nature et meilleure dans son propre gouvernement politique et moral ? Hors de cette élite, les siècles passent à la file les uns des autres, se ressemblant tous, et diversifiés seulement par le jeu et les accidens des ambitions. Dans le sein de cette élite, ils passent avec une fonction déterminée par la lutte entre les perturbations de la vie sociale et politique et la conscience croissante de la raison et de la justice. C’est cette lutte qu’on nomme progrès, civilisation, et qui fait l’intérêt souverain de l’histoire : sans elle, l’histoire est une chronique d’événemens sans vertu ; avec elle, l’histoire est une science qui voit la force vive éclore, grandir et produire ses effets.

Le XIVe siècle est une de ces époques qui tiennent plus de l’esprit de celle qui va suivre que de celle qui a précédé. Un malaise inconnu le travaille, et, sans qu’il le veuille ou qu’il le sache, les institutions s’ébranlent, ou du moins cessent de remplir leur office régulier. L’obstacle n’est pas au dehors, ce qui pourrait n’être que passager ; il est au dedans, ce qui est le signe de quelque lésion grave qui envahit l’organisme social. On nommerait révolutionnaire ce siècle, si au milieu de ses agitations quelque doctrine positive ou négative le poussait ; mais il n’en a point, et il souffre seulement de l’usure naturelle des organes qui jusqu’alors avaient entretenu la vie de la société. Il est, comme le malade, pleinement innocent du mal qui l’entreprend ; il ne l’a ni cherché, ni voulu ; il ne sait même, au moment où il souffre, de quoi il souffre : c’est l’évolution qui se fait, indépendante des hommes dans la sphère inférieure de leurs volontés et de leurs vues, mais dépendante d’eux dans la sphère supérieure des acquisitions scientifiques, morales et industrielles.

Un philosophe dont l’influence s’exerce aujourd’hui sur la méthode dans les hautes conceptions scientifiques, Auguste Comte, a dit qu’à tort on fixait l’ouverture de l’ère révolutionnaire en Europe au XVIe siècle, qu’il fallait l’avancer de deux cents ans, et que l’ébranlement des institutions et des opinions datait du XIVe qui le premier avait ressenti et manifesté la décadence du régime catholico-féodal. Cette notion profonde fait partie de toutes celles qu’il a données à profusion dans les trois derniers volumes de son système de philosophie positive, et elle y est née moins du détail des faits que d’une conception générale tellement vraie et forte qu’aucun des nœuds, aucune des crises de l’histoire ne lui échappait. C’est là que je l’ai prise, et je m’en suis servi souvent, ayant reconnu à l’user que je pouvais m’y fier, car, depuis beaucoup d’années, mes