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Leurs demeures, leur nourriture, leur discipline, telles qu’il nous les dépeint, ressemblent à celles des moines d’Égypte aujourd’hui même. Il y avait aussi des femmes qui s’abstenaient du mariage et vivaient en communauté. Philon semble attribuer par là l’institution des moines à des juifs convertis au christianisme. D’autres auteurs lui donnent une autre cause : ils la font naître des persécutions païennes, quand les chrétiens, obligés de fuir sur les montagnes, dans les déserts et les bois, s’habituèrent peu à peu à la vie solitaire, qui fut régularisée par la suite. »

Quelle que fût l’origine de la philosophie monacale, les trois Occidentaux, devenus hôtes de l’un des couvens de Chalcide, n’étaient guère préparés à la vie qu’elle imposait : la réclusion, le jeûne et le travail manuel sous un climat dévorant. Jérôme, déjà malade, s’y affaiblit graduellement. En proie à un abattement de corps et à une langueur d’esprit qui ne le quittaient pas, il était, dit-il, en danger de s’éteindre, et ne se souvenait presque plus de lui-même. Un coup soudain lui enleva Innocentius, emporté par une fièvre violente. Il perdait en lui, suivant ce mot touchant d’une de ses lettres, « un de ses yeux et le frère de son âme. » La plaie de son cœur n’était pas encore fermée quand la mort d’Hylas la rouvrit. Jérôme restait seul, presque aussi mort que les deux amis à qui ses mains venaient de donner la sépulture. Ces pertes et le sentiment de sa solitude absolue semblèrent imprimer une secousse à son corps comme à son âme ; les forces lui revinrent en apparence, mais un mal caché le minait. Pour être plus seul encore et se nourrir à loisir de sa tristesse, il quitta le couvent et courut s’enfoncer dans la partie inhabitée du désert. L’idée de l’enfer le poursuivait : il s’imaginait que Dieu avait frappé ses compagnons pour le punir et le rendre au repentir de ses crimes. Ce fut le prologue d’un drame intérieur dont il nous a raconté les effrayantes péripéties, et qui conduisit presque à la démence ce grand et sublime esprit. Il faut l’entendre exposer lui-même, dans des pages éternellement belles, des émotions qu’une imagination comme la sienne pouvait seule ressentir et qu’un talent comme le sien était seul capable d’exprimer.

« Retiré dans cette vaste solitude, toute brûlée des ardeurs du soleil, je me tenais à part des hommes, nous dit-il, parce que mon âme était remplie d’amertume. Le sac dont j’étais couvert avait rendu mon corps si hideux qu’il faisait horreur aux autres, et ma peau devint si noire qu’on m’eût pris pour un Éthiopien. Je passais des journées entières à verser des larmes, à jeter des soupirs, et quand, malgré moi, j’étais forcé de céder au sommeil qui m’accablait, je laissais tomber sur la terre nue un corps tellement décharné qu’à peine les os se tenaient les uns aux autres. » Dans son exaltation