Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/40

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fébrile, il voyait se dresser devant lui, avec les souvenirs de sa jeunesse, l’image de Rome, de ses splendeurs, de ses voluptés enivrantes. Vainement redoublait-il de macérations et de jeûnes pour écarter ces dangereuses obsessions : plus il les combattait, plus elles le poursuivaient, comme si elles se fussent acharnées à le vaincre.


« Hélas ! s’écrie-t-i ! dans un morceau justement célèbre, j’avais le visage pâli par les jeûnes, et mon âme se sentait brûlée des ardeurs de la concupiscence au sein d’un corps déjà refroidi. Ma chair n’avait pas attendu la destruction de l’homme entier, elle était déjà morte, et les passions bouillonnaient encore en moi. Ne sachant plus où trouver du secours, j’allais me jeter aux pieds de Jésus, je les baignais de mes larmes, je les essuyais de mes cheveux, et je tâchais de dompter cette chair rebelle par des semaines entières d’abstinence. Je me souviens d’avoir souvent passé le jour et la nuit à crier en me frappant incessamment la poitrine, jusqu’à ce que le Dieu qui commande à la tempête ordonnât à mon âme de se calmer. Je n’approchais plus de ma cellule qu’avec peine, comme si elle eût connu mes pensées, et, plein de colère contre moi-même, je m’enfonçais dans le désert. Si j’apercevais quelque vallée sombre, quelque montagne abrupte, quelque rocher escarpé, c’était le lieu que je choisissais pour aller prier et en faire la prison de ce misérable corps. Dieu m’est témoin qu’après avoir ainsi répandu beaucoup de larmes, après avoir longtemps tenu les yeux élevés au ciel, je croyais me voir transporté au milieu du chœur des anges ; alors, rempli de confiance et d’allégresse, je chantais au Seigneur : « Nous courons après vous à l’odeur de vos parfums ! »


Contre ces impurs fantômes, reste des égaremens de la jeunesse, Jérôme invoqua une passion plus noble et chez lui plus impérieuse, l’étude : il s’imposa la tâche d’apprendre l’hébreu. Un Juif converti, devenu moine dans un des monastères voisins, s’offrit à lui servir de maître, circonstance qui le ramena vers les zones habitées du désert. Le travail qu’il entreprenait le rebuta d’abord ; il ne s’y mettait qu’avec dégoût. Si la langue hébraïque le choquait par sa rudesse et l’âpreté de ses aspirations gutturales, le génie hébraïque l’offensait bien davantage encore par ses inégalités, par l’absence de cette beauté harmonieuse dont le génie grec et latin avait créé les types immortels. Ces modèles étaient là, sous ses yeux, roulés dans sa chère bibliothèque, dont il ne s’était pas séparé même au milieu des lions et des serpens ; il y courait non sans éprouver de remords, comme si la préférence qui l’entraînait vers des livres profanes eût été un crime contre Dieu et comme une apostasie de sa foi. Ces combats intérieurs le conduisirent à une nouvelle crise non moins violente que la première, et dont il nous a fait lui-même une émouvante peinture.