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poète tragique. Pendant l’hiver où il eut à combattre les Nerviens, il fut saisi d’une telle ardeur de poésie qu’il composa quatre pièces en seize jours : c’était mener la tragédie un peu militairement. Il avait envoyé celle qu’il jugeait la meilleure, l’Erigone, à son frère; mais elle se perdit en chemin. « Depuis que César commande en Gaule, disait Cicéron, il n’y a que l’Erigone qui n’ait pas pu faire la route en sûreté ! » Il est surprenant sans doute de rencontrer à la fois tant de généraux hommes de lettres; mais ce qui l’est encore davantage, c’est que tous ces chevaliers romains qui suivaient l’armée et dont César faisait des intendans et des fournisseurs, des collecteurs de vivres et des fermiers d’impôts, semblent avoir plus aimé la littérature que ne le comportent d’ordinaire leurs habitudes et leurs fonctions. Nous voyons l’un de ceux qu’il employait à des services de ce genre, Lepta, remercier Cicéron de l’envoi d’un traité de rhétorique en homme capable d’apprécier ce cadeau. L’Espagnol Balbus, ce banquier intelligent, cet administrateur habile qui sut mettre un si bel ordre dans les finances de Rome, et, ce qui était plus méritoire encore, dans celles de César, aimait la philosophie avec plus de passion qu’on n’en attendrait d’un banquier. Il s’empressait de faire copier les ouvrages de Cicéron avant qu’ils ne fussent connus du public, et, quoiqu’il fût par caractère le plus discret des hommes, il allait jusqu’à commettre des indiscrétions pour être le premier à les lire.

Mais parmi tous ces gens lettrés c’était encore César qui avait le goût le plus décidé pour les lettres : elles convenaient à sa nature élégante; elles lui semblaient sans doute l’exercice et le délassement le plus agréable d’un esprit distingué. Je n’oserais pourtant pas dire qu’il eût pour elles un amour tout à fait désintéressé, quand je vois que cet amour servait si merveilleusement sa politique. Il lui fallait par tous les moyens enlever l’opinion publique; or il n’y a rien qui la frappe plus que la supériorité de l’intelligence unie à celle de la force. Ses principaux ouvrages ont été composés dans cette pensée, et l’on peut dire à ce point de vue que ses écrits étaient encore des actions. Ce n’était pas seulement pour charmer quelques littérateurs oisifs que dans les derniers temps de son séjour en Gaule il écrivit ses Commentaires avec cette rapidité qui étonnait ses amis. Il voulait empêcher les Romains d’oublier ses victoires; il voulait, par cette admirable façon de les raconter, renouveler et, s’il se pouvait, accroître encore l’effet qu’elles avaient produit. Quand il composait ses deux livres sur l’analogie, il comptait bien qu’en serait frappé de voir un général d’armée qui, selon l’expression de Fronton, « s’occupait de la formation des mots pendant que les traits fendaient l’air et cherchait les lois du langage au bruit des