dans ces souvenirs, évoqués avec une supérieure sérénité sous les verrous, à la veille de la mort, il n’y ait quelque confusion entre les impressions de la femme qui a eu déjà un rôle et ce que pensait, ce qu’était réellement la petite Manon. Ce n’est pas moins, sous une couleur un peu exagérée peut-être, une enfance curieuse qui se passe tout entière dans des études librement acceptées, recherchées même et poursuivies avec feu par cette petite fille. A cinq heures du matin, elle est debout et se glisse en jaquette jusqu’à sa table, dans la chambre de sa mère, pour se mettre au travail. Elle a pour premier maître d’écriture, d’histoire et de géographie un bonhomme, M. Marchand, que, pour sa douceur et sa patience, elle appelait M. Doucet. Elle fit surtout, elle fit avec une passion dévorante, avec la vive faculté d’assimilation de la jeunesse, tout ce qu’elle trouve dans la bibliothèque de son père, des livres de voyages, d’histoire, la Bible, dont les naïves peintures remuent sa curiosité, les Mémoires de Mlle de Montpensier, dont elle aime la fierté, Télémaque, et aussi la Jérusalem délivrée. Le tendre Fénelon émeut son cœur, le Tasse allume son imagination. « J’étais Eucharis pour Télémaque, dit-elle, et Herminie pour Tancrède... Je ne faisais point de retour sur moi, j’étais elles. » Et à cette lecture, qu’elle faisait quelquefois tout haut, sa respiration s’élevait, un feu subit couvrait son visage. Un jour, un frère de sa mère, le jeune oncle, comme elle l’appelle, l’abbé Bimont, veut la mettre au latin, et elle mord au latin comme à tout le reste, comme elle mordra plus tard à la physique, à l’astronomie, aux arts, à la philosophie, à la politique, même aux controverses religieuses. A neuf ans, — en 1763, elle a noté la date, — avant de rencontrer Rousseau, le maître futur de son adolescence, le dominateur de son imagination déjeune fille et de jeune femme, elle trouve un Plutarque, le grand éducateur de toute cette génération révolutionnaire qui grandissait dans l’ombre du XVIIIe siècle, et si c’est aller un peu loin que de faire remonter à cette lecture les premiers tressaillemens de son âme républicaine, elle dévore du moins Plutarque avec la passion qu’elle met en tout; sa première équipée, c’est de l’emporter un jour en guise de livre d’heures à un office de la semaine sainte.
Vie simple d’ailleurs et peu accidentée en dehors de ces fureurs de lecture et de ces précoces exaltations! « Ma vie s’écoulait doucement dans la paix domestique et une grande activité d’esprit, dit-elle; ma mère demeurait constamment chez elle et y recevait fort peu de monde. Nous sortions deux fois la semaine : l’une pour visiter les grands parens de mon père, l’autre, c’était le dimanche, pourvoir la mère de maman, assister à l’office divin et nous rendre