Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/881

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voie où, comme elle le dit, elle est successivement et peut-être tout à la fois janséniste, cartésienne, stoïcienne, déiste, sceptique.

Le dernier événement et le plus considérable de cette singulière éducation est la lecture de Rousseau, qu’elle ne connaît que tard, vers la vingtième année, mais qui, une fois apparu dans sa vie, l’envahit tout entière, comme il envahissait l’imagination de toutes les femmes à ce moment du siècle, — et chose plaisante, c’est le confesseur de la jeune Phlipon, un confesseur assez commode, qui, pour la distraire de la douleur de la mort de sa mère, lui donne à lire la Nouvelle Héloïse! Jean-Jacques s’empare d’elle, « un peu de Jean-Jacques lui ferait bien passer la nuit. » Lorsqu’elle se trouve en possession des œuvres complètes de Rousseau, elle pousse un cri de joie. « Avoir tout Jean-Jacques en sa possession, écrit-elle, pouvoir le consulter sans cesse, se consoler, s’éclairer et s’élever avec lui à toutes les heures de la vie, c’est un délice, une félicité qu’on ne peut bien goûter qu’en l’adorant comme je fais. » Un jour même elle met dans sa tête de pénétrer jusqu’à Rousseau; elle lui écrit une belle lettre, et pour avoir la réponse elle va à la rue Plâtrière ; mais l’implacable Thérèse « en bonnet rond, en déshabillé propre et simple avec un grand tablier, » fait bonne garde; elle n’ouvre qu’à demi la porte, prétextant du besoin de repos pour son mari. La visiteuse est éconduite, et Jean-Jacques, le sombre et quinteux Jean-Jacques, ne se doutait guère ce jour-là qu’il venait de perdre l’occasion de voir vivre et marcher la fille la plus incontestable de son génie, la plus noble et la plus intelligente, celle qui devait porter jusque sur l’échafaud l’orgueil des sentimens inspirés par ses ouvrages et vérifier jusqu’au bout ce mot suprême par lequel Mme Roland caractérisait l’influence de Rousseau sur sa destinée : « S’il me garantit de ce qu’on appelle des faiblesses, pouvait-il me prémunir contre une passion ? »

C’est en 1780 que Marie Phlipon se maria, et, indépendamment des suites politiques qu’il a eues, ce mariage ne laisse pas d’être un des épisodes caractéristiques de sa vie. Depuis assez longtemps déjà, avant comme après la mort de sa mère, les prétendans ne manquaient pas; elle en trace elle-même le plaisant défilé, une vraie levée en masse. Il y en a de toute profession, de toute couleur et de tout âge : le maître de guitare Mignard, « le colosse espagnol aux mains d’Ésaü, » qui s’annonce comme un noble de Malaga réduit à faire ressource de ses talens en musique; le pauvre Mozon, le maître de danse, qui, devenu veuf, « s’est fait extirper la petite loupe, ornement de sa joue gauche, » et songe à prendre cabriolet; un gentilhomme-avocat, deux médecins, sans compter le boucher du quartier, qui fait des frais d’habit noir et de fine dentelle à la prome-