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nade, et bien d’autres encore du commerce ou de la plume. La difficulté est de trouver dans le mariage la réalisation de l’idéal de cette jeune fille qui rêve assez de liberté et de loisir pour satisfaire sa passion de l’étude et du bien public, des voyages dans la compagnie de gens instruits, capables de l’aider à admirer les chefs-d’œuvre de Michel-Ange et de Raphaël, une vie enfin qui l’arrache « au petit cercle où tout ce qui l’environne la contraint et l’atterre. » Le père tenait pour le commerce, s’efforçant de prouver que c’était pourtant chose fort douce pour une femme que de vivre tranquille dans son appartement, tandis que le mari faisait de bonnes affaires. Sa fille laissait voir au contraire la plus vive répulsion pour l’industrie et les industriels. Elle se faisait de l’homme qui devait être son mari un portrait tout théorique, philosophique, que sa bonne et simple mère traduisait dans ce mot, qui n’était peut-être pas dépourvu de vérité : «J’entends, tu voudrais subjuguer quelqu’un qui se crût bien le maître en faisant ta volonté. »

Dans ces années de jeunesse, s’il y a quelque chose qui ressemble à de l’amour, c’est ce que ressent Marie Phlipon pour un de ces prétendans qui passent comme des ombres, pour La Blancherie. Ce Pahin de La Blancherie, né à Langres, à peine plus âgé que Manon, était petit, brun et assez laid, mais d’un genre d’esprit fait pour parler jusqu’à un certain point aux instincts de cette jeune fille. Il n’avait rien de supérieur, mais il avait écrit avec un certain sentimentalisme moral des ouvrages pour servir d’école aux pères et aux mères de famille. Il était du siècle par ses côtés romanesques et vaguement philosophiques. C’était le lieu commun du temps personnifié en petit. Il est mort depuis, en 1811, émigré à Londres. La Blancherie, qui s’était habilement insinué dans la maison, plaisait peu au père Phlipon. La jeune fille ressentit évidemment pour lui un mouvement intérieur qui se trahit en aveux agités, en confidences presque brûlantes, dans ses lettres de cette époque aux demoiselles Cannet. Ce n’est point un cœur entièrement indifférent qui pouvait laisser échapper ces paroles : « Qui sait s’il m’aime assez pour appréhender mon union avec un autre ? Je le crois,… mais… la prudence et la raison apportent toujours leur mais… Oh ! tu devrais bien me tirer de ce labyrinthe. Qu’est-ce que je veux ? Sophie, ma Sophie, pardonne : il est bien doux, il est bien cruel d’aimer !… » Mme Roland parle légèrement de La Blancherie dans ses Mémoires; elle coule à fond ce personnage, comme elle dit, et sous ce rapport les Mémoires et les lettres aux demoiselles Cannet font un contraste curieux où se révèle cette puissance de l’oubli qui fait ressembler quelquefois à un point imperceptible dans le passé ce qui a rempli un instant une âme tout entière. Lorsque Mme Roland écrivait sous