Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/888

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prévaut en elle et l’envahit; c’est une âme formée par Plutarque, encore plus par Rousseau, altérée et saturée d’un certain idéal de république antique, de stoïcisme, de déisme, de philanthropie, et elle en vient à vivre dans cette surexcitation permanente comme dans une atmosphère naturelle. Ses lectures déteignent en quelque sorte sur son esprit, au point que quand elle écrit ses Mémoires elle imite Rousseau, les Confessions, dont elle reproduit les crudités, et quand elle forme le projet d’écrire les annales de son temps, elle se tourne vers Tacite, pour qui elle se prend de passion ; elle le lit pour la quatrième fois de sa vie, « elle le saura par cœur. » De là ce quelque chose d’artificiel qui altère et intercepte son originalité native, qui la maintient dans un état perpétuel de tension et d’effort,

Mme Roland est vraie, d’une vérité naturelle et simple, lorsqu’elle écrit : « Vous saurez d’abord qu’avant-hier je me mourais, qu’hier j’étais languissante, qu’aujourd’hui je me porte à merveille, que je suis gaie comme un pinson, et des plus éveillées. Demandez-moi pourquoi, je n’en sais rien : c’est comme cela, voilà tout... » Elle est femme encore, et bien femme, quand elle écrit à son amie Sophie Cannet : « Il était neuf heures du matin. J’étais levée depuis peu, parce que j’avais veillé fort avant dans la nuit. Le temps était un peu sombre, sans être triste. On jouissait de ce demi-jour flatteur si propice au sentiment... Sortie des bras du sommeil, j’avais encore quelque chose de sa molle langueur, reposée, fraîche et contente, j’étais prête à m’abandonner à une mélancolie attendrissante ou à une gaîté douce. C’est en ce moment que j’ai reçu votre missive agréable et leste. Aussitôt ma petite folie a secoué ses grelots, et le sourire s’est placé sur mes lèvres. Malheur à ceux que le hasard amènerait près de moi, si la fantaisie des conquêtes me prenait aujourd’hui! Qu’en dites-vous, mes bien-aimées? ne suis-je pas d’une humeur conquérante, ou toute propre à l’être?... » En dehors de ces échappées familières de l’intimité, c’est la femme philosophe et républicaine du XVIIIe siècle, qui a l’emphase du temps, qui se livre à toute cette rhétorique de sensibilité, de morale vertueuse, de bonheur, de raison. Elle est volontiers sentencieusement déclamatoire, elle a de ces effusions d’une chaleur toute factice. « Qu’il est doux de venir se reposer à l’ombre de ces berceaux, avec Plutarque ou Virgile! etc.. » Et cette habitude de la déclamation est si bien entrée dans sa nature, qu’elle a passé jusque dans son geste, dans sa parole sonore et douce, au dire de ses contemporains, mais en même temps rhythmée, cadencée, marquée d’une accentuation musicale : image singulière, quoique gracieuse encore, de la tension intérieure.