Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/889

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Mme Roland a du XVIIIe siècle quelque chose de bien autrement grave, ou plutôt, avec tout son siècle, elle manque de délicatesse morale. Elle a l’honnêteté sévère, la conscience droite, un sentiment élevé, philosophique du devoir; elle semble n’avoir jamais eu ou elle a perdu de bonne heure cette fleur de pureté qui est la grâce de la jeune fille. Elle garde la domination sur ses sens, elle a la chasteté des mœurs, elle n’a pas la chasteté de l’imagination. Elle, si retenue, si décente d’attitude, la gracieuse puritaine, elle a d’étonnantes licences de langage, des audaces ingénues de divulgation, et c’est ici surtout que l’exemple de Rousseau dans les Confessions l’entraîne à de véritables écarts. Que vous dirai-je? elle nous traite un peu trop, nous tous, comme des camarades devant qui on peut tout dire. Elle vous racontera, sans négliger un détail, cette polissonnerie d’un apprenti de son père que les nouveaux éditeurs n’ont pas eu tort de rétablir, puisqu’elle est sous quelque rapport l’illustration d’un côté de cette étrange nature, mais que les premiers éditeurs étaient assez excusables d’avoir supprimée. Elle vous dévoilera les surprises mêlées de désagrémens de sa première nuit de mariage et la défaite de sa virginité; elle vous entretiendra des «sensations nouvelles d’un physique bien organisé, » de même que, quand elle aura à parler de Louvet, elle ne trouvera, pour caractériser ses licencieuses peintures, que ces mots de jolis romans que connaissent les personnes de goût, « où les grâces de l’imagination s’allient... au ton de la philosophie. » Avec une âme faite pour ressentir l’amour, pour en subir le supplice, elle en parle quelquefois comme un médecin, quelquefois comme un philosophe, rarement comme une femme qui le comprend, — si ce n’est quand elle est enfin atteinte, et alors même l’éloquence brûlante qui jaillit de son cœur garde encore l’accent déclamatoire.

Rassemblez ces traits divers et essentiels, ils forment justement dans leur ensemble cette vivante physionomie qui se dégage au seuil de la révolution française. Ils caractérisent et définissent en quelque sorte dans le mouvement et les contrastes de sa nature cette femme singulière, à la fois gracieuse et forte, passionnée et raisonneuse, romanesque et positive, entraînée par un instinct ambitieux d’action en protestant toujours de ses goûts de repos et d’obscurité, inconséquente parfois ou paraissant l’être parce qu’elle ne peut mettre d’accord sa tête et son cœur, sévère et puritaine avec une exubérance de jeunesse et de vie, avec ce « sein gonflé par le désir de plaire, » dont elle parle quelque part, éloquente et raffinée avec des vulgarités emphatiques ou même grossières, affectueuse et exaltée par instans jusqu’à la violence irritée et haineuse,