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contré qui ait prouvé que les faits appelés internes, que les pensées, les volitions, les émotions n’existent pas et ne sont rien? Quelqu’un dû. moins, sans aller jusque-là, a-t-il démontré que ces mêmes faits, d’une réalité d’ailleurs incontestable, sont perçus au moyen des yeux, des oreilles, du toucher? Cette démonstration, Broussais lui-même, malgré l’excès de son audace, n’avait pas essayé de la fournir. Il avait été forcé de confesser que, lorsque l’homme perçoit, il se perçoit lui-même percevant. Il refusait aux psychologues et réservait exclusivement aux médecins le droit de constituer la science des facultés intellectuelles ; mais il affirmait l’existence des faits intellectuels et ne prétendait pas que ces faits pussent tomber sous la prise de nos sens. Depuis l’a-t-on prétendu? a-t-on réussi à l’établir? En aucune sorte. On n’y a pas seulement pensé. Implicitement ou explicitement, et à coup sûr sans mesurer la portée de cette concession, on accorde qu’il y a des faits immatériels, non perceptibles au moyen des organes, quel que soit du reste le nom par lequel on désigne ces faits. M. Littré appelle de tous ses vœux et recommande de toutes les forces de son éminent esprit « une philosophie qui fasse également acception du monde et de l’homme, et qui soumette l’ensemble des idées subjectives à l’ensemble des idées objectives[1]. » Certes, ou bien le mot subjectif n’a pas de signification, ou bien il signifie un fait interne, immatériel, invisible, d’où il s’ensuit nécessairement que M. Littré admet un ordre de faits immatériels et invisibles, et que ceux de ses adhérens qui nient la réalité de l’invisible ne comprennent point la pensée de leur maître ou la dénaturent. Pour M. Taine, il pratique ouvertement l’observation intérieure : il analyse les pensées, il distingue et groupe tour à tour les abstractions. Et quand il considère ces objets, quand il les décompose et recompose, il sait parfaitement qu’il ne procède pas à la façon des physiciens et des chimistes. Recueillons encore à ce sujet le témoignage d’un esprit élevé, dont nous aimons le talent et la sincérité, et qui a le don bien rare de conquérir la sympathie de ceux qu’il contredit. « Celui qui étudie l’homme, dit M. Edmond Scherer, est lui-même un homme, et c’est en lui-même qu’il trouve et qu’il étudie l’être humain. Grâce à la conscience, il ne l’observe pas seulement du dehors, il voit ce qui se passe au dedans de lui; il découvre, à côté des faits appréciables par les sens, tout un ordre de faits qui échappent aux sens et qui n’existent que pour la conscience[2]. » M. Edmond Scherer n’est ni matérialiste, ni positiviste; mais il n’est

  1. Conservation, Révolution et Positivisme, p. 42.
  2. Mélanges d’histoire religieuse, p. 177.