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tence des êtres organisés, nous aurions grand tort d’induire qu’elle a été et qu’elle sera toujours compatible avec les conditions de vie des végétaux et des animaux connus, et même de végétaux et d’animaux quelconques. — En démontrant que certaines espèces d’animaux ont disparu, que certaines autres ont succédé à celles-là, la science géologique a, non pas certes détruit, mais restreint le principe de la perpétuité des genres. Tels genres ont commencé d’être, ils peuvent donc cesser d’être. Ainsi le principe de la stabilité des lois de la nature n’est pas plus nécessaire que la nature elle-même n’est éternelle. Il n’en est pas moins vrai qu’au moment où j’écris ces lignes, je compte à tel point sur la durée du monde et de ses lois que la limite possible à cette durée me paraît se perdre, sinon dans l’infini, au moins dans l’indéfini. Ces deux mouvemens de ma pensée sont-ils contradictoires? Y a-t-il là une de ces antinomies que la plus subtile logique ne résout pas? ou bien faut-il dire que la raison n’est pour rien dans notre croyance à la stabilité des lois du monde, et que le seul élément a priori qui s’y mêle, c’est notre disposition naturelle[1], qui serait ainsi, et en dernière analyse, l’unique base de la certitude inductive? Ou plutôt n’y a-t-il pas à la fois dans ce principe un peu moins qu’un acte pur de la raison et un peu plus qu’une affirmation du simple bon sens? Soumettons notre esprit à l’expérience que voici : essayons d’imaginer que le vaste univers se brisera demain comme un bolide, ne laissant de lui-même que d’informes débris et un immense nuage de fumée bientôt évanoui dans d’éternelles ténèbres. Notre penchant à persévérer dans l’être résistera de toute son énergie à cette pensée; mais nous sentirons en nous une autre puissante énergie y résister également. Notre raison protestera, et si nous la mettons en demeure d’expliquer sa résistance, ne répondra-t-elle pas que l’ordre et la perfection impliquent la durée, et que, dans les œuvres divines et humaines, la durée est ou doit être en raison directe de la perfection? Elle dira, si la passion des systèmes ne lui coupe la parole, que, de même que l’éternelle durée lui paraît inséparable de la perfection infinie, de même une durée relative, mais indéfinie, est inséparable de la perfection de l’univers, perfection relative sans doute et bornée, mais dont la grandeur dépasse indéfiniment nos plus amples mesures finies. Ou notre raison nous trompe, ou cette réponse est vraie. Les spiritualistes auxquels nous nous adressons en ce moment acceptent-ils cette réponse? Alors ils doivent admettre aussi qu’il y a dans notre croyance à la stabilité de l’ordre du monde un élément a priori autre que notre disposition naturelle, et que

  1. M. de Rémusat, Bacon, sa vie, son temps, etc., p. 346.