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cet autre élément, c’est l’idée de l’ordre intelligible éternel, type, mesure et fondement de l’ordre des choses finies et de leur durée. À ce point de vue, le principe de la stabilité des lois de la nature ne serait plus seulement un effet de notre constitution; il ne serait pas non plus un jugement de la raison pure, comme le veulent quelques-uns : il faudrait y voir un axiome physique appuyé sur une vérité métaphysique, et de là viendrait la certitude, à la fois inébranlable et relative, de ce principe universellement proclamé. « L’instinct de raison qui nous porte à nous fier à l’induction n’est puissant et n’existe sans doute, dit M. de Rémusat, que parce qu’il se rapporte à des vérités supérieures plus universelles que l’esprit de l’homme lui-même. « Au surplus, que l’on accepte cette explication, ou qu’on la rejette, le principe reste. « Une certaine stabilité dans les choses est la base universelle de la connaissance. Si c’est une illusion, la science en est une[1]. » Le psychologue qui conclut de sa vie interne à la vie interne des autres hommes, et des lois qui régissent sa raison à celles qui régissent la raison d’autrui, se fonde sur ce principe. Si la science psychologique est une illusion, toutes les sciences expérimentales sont des illusions pareilles. Point de milieu : il faut les prendre toutes, ou toutes les laisser.

Cependant une nouvelle difficulté se présente. Les lois de la nature sont stables; mais à quel signe reconnaîtrons-nous une loi véritable, et comment la distinguerons-nous d’une abusive généralisation? L’axiome inductif, semblable en ce point à tous les axiomes, règle et soutient la recherche; il ne la féconde pas. C’est un point d’appui, non une force inventive. Où donc réside la puissance qui découvre? Dans l’expérience. A cet égard, tous les récens psychologues sont d’accord. Qu’on y songe en effet : l’induction n’a pas la vertu que lui prête une ambitieuse métaphore; elle ne perce pas les voiles de l’avenir, elle ne devine rien, ne prophétise rien. Toute sa puissance ne va qu’à affirmer de l’avenir, ou d’un passé inconnu, ou même d’un présent qui échappe à l’observation directe, ce qui, dans un passé connu, s’est montré régulier, constant, périodique. Ce qui a duré, dit-elle, ce qui a persisté, durera, persistera; mais comment connaît-elle ce qui a duré? Par l’expérience. Et en parlant de la sorte nous ne tombons point nous-même dans la faute que nous avons reprochée à M. Stuart Mill et à M. Taine; nous n’attribuons à l’expérience que sa juste part, laquelle ne saurait jamais excéder le résultat de l’observation. Cependant ce résultat, c’est le germe même qui, couvé et nourri par l’induction, acquiert des proportions indéfinies et envahit l’espace et le temps; mais ce germe,

  1. M. de Rémusat, Bacon, sa vie, etc., p. 350.