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ou que du moins celui-ci, sans juger la question de priorité, était arrivé de son côté aux mêmes résultats que M. Cournot. Les qualités premières sont, dit-on, essentielles à la matière ; mais qu’entend-on par essentielles ? Que je ne puis en concevoir la non-existence ? À ce titre, les premières n’ont rien de plus essentiel que les secondes, car je puis concevoir une matière immobile sans qu’elle cesse d’être matérielle ; je puis la concevoir infinie, et dès lors sans figure, sans division. Dira-t-on que je ne puis la concevoir sans étendue et sans solidité ? Mais cela même n’est pas absolu, car si l’on se borne à la conception, on peut arriver à réduire la matière par l’analyse à n’être qu’une force ou un ensemble de forces dont les actions plus ou moins intenses se manifestent dans l’espace. Si au contraire, on se borne à la simple perception, tout ce qu’on peut dire, c’est que nous percevons quelque chose de tangible, de visible, d’étendu, de mobile, de figuré, de chaud, de froid, de sonore, de rapide et d’odorant ; si nous voulons aller au-delà, nous nous entourons de chimères qui sont de notre invention. Dire que les qualités premières supposent les secondes, et non celles-ci les premières, est vrai au point de vue de l’expérience ; mais il n’y a pas là de relation nécessaire. Enfin, que les unes soient absolues et les autres relatives, c’est encore là une distinction arbitraire, car si l’on admet que dans la matière il y ait quelque chose qui, même en l’absence de l’homme, soit prêt à lui donner la perception du tangible et de la résistance, rien n’empêche de concevoir qu’en son absence il y ait aussi quelque chose qui soit prêt à lui donner, quand il se présentera, la perception de l’odeur, du son, de la saveur ou de la couleur. Vouloir que ce quelque chose se ramène nécessairement à l’étendue, à la figure, aux propriétés géométriques, est l’illusion de Descartes et de, son école. Ce qui est certain au point de vue de l’expérience, c’est que toutes les qualités des corps nous apparaissent avec Le caractère de l’extériorité.

La théorie des sens extérieurs et la théorie des inclinations paraissent généralement acceptées comme ce qu’il y a. de plus remarquable dans le livre de M. Garnier. Pour moi, la partie qui me semble la plus solide et la plus neuve, c’est la théorie de la raison. On sait que l’une des conquêtes de la philosophie contemporaine a été d’établir contre les sensualistes, à l’aide de Kant et de Descartes, l’existence de principes à priori antérieurs et supérieurs à l’expérience, et dont on rapporte l’origine à une faculté appelée entendement pur, raison pure ou simplement raison. Cette théorie est sans nul doute vraie dans son ensemble ; mais il faut avouer qu’elle est encore assez confuse et qu’elle a grand besoin d’être éclaircie. Cette faculté supérieure est en effet chargée d’expliquer tout ce que l’expérience interne ou externe n’explique pas ; à elle se rattachent par conséquent des objets bien hétérogènes, et qu’il est difficile de ramener à une mesure commune. M. Garnier, dans son Traité des facultés de l’âme, a essayé de démêler ces différens objets et d’assigner à chacun son vrai caractère, et c’est cette entreprise, accomplie avec une simplicité qui en dissimule l’intérêt et l’importance, que nous trouvons très digne d’attention.

Il commence par faire remarquer que parmi les objets que l’on attribue en général à la raison comme à une source commune, il y en a qui sont