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avait fait pour le pousser à faire plus encore, et il me semble que les éloges dont l’accable Cicéron, quand on songe au dessein qu’il avait en les lui donnant, perdent un peu cet air d’esclavage qu’on leur a reproché.

César écouta les complimens avec plaisir et les conseils sans colère. Il était trop heureux que Cicéron renonçât enfin à se taire pour songer à se fâcher de ce qu’il avait dit. Il lui importait que cet homme d’état sur lequel on avait les yeux rentrât de quelque façon dans la vie publique. Cette grande voix qui s’obstinait à rester muette semblait protester contre le gouvernement nouveau. En n’essayant même pas de le contredire, elle laissait croire qu’on n’avait pas la liberté de le faire et faisait paraître l’esclavage plus lourd. On était donc si content d’entendre encore la parole de Cicéron qu’on le laissait parler comme il voulait. Il s’en aperçut vite, et il en profita. À partir de ce moment, quand il parle en public, on sent qu’il est plus à son aise. Son ton se raffermit, et il s’embarrasse moins de complimens et d’éloges. C’est qu’avec le discours pour Marcellus il avait fait l’essai des libertés qu’il pouvait prendre. Le terrain une fois sondé, il était plus maître de ses pas et marchait avec assurance.

Telle fut la situation de Cicéron pendant la dictature de César ; on voit bien qu’elle n’était pas aussi humble qu’on l’a prétendu, et que, dans un temps de despotisme, il a su rendre quelques services à la liberté. Ces services ont été généralement méconnus ; je n’en suis pas surpris. Il en est un peu des hommes comme des œuvres d’art : quand on les voit à distance, on n’est frappé que des situations franches et des attitudes bien dessinées ; les détails et les nuances échappent. On comprend bien ceux qui se livrent entièrement au vainqueur, comme Curion ou Antoine, ou ceux qui lui résistent sans repos, comme Labienus ou Caton. Quant à ces esprits ingénieux et flexibles qui fuient toute extrémité, qui vivent adroitement entre la soumission et la révolte, qui tournent les difficultés plus qu’ils ne les forcent, qui ne se refusent pas à payer de quelques flatteries le droit de dire quelques vérités, on est toujours tenté de leur être sévère. Comme on ne peut pas bien démêler leur attitude dans ce lointain d’où on les regarde, leurs moindres complaisances paraissent des lâchetés, et il semble qu’ils se prosternent quand ils ne font que saluer. Ce n’est qu’en se rapprochant d’eux, c’est-à-dire en étudiant les choses de plus près, qu’on arrive à leur rendre justice. Je crois que cette étude minutieuse n’est pas défavorable à Cicéron, et qu’il ne se trompait pas lorsqu’il disait plus tard en parlant de cette époque de sa vie : « Mon esclavage n’a pas été sans quelque honneur ; servivi cum aliqua dignitate. »