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électeurs qu’il les connaissait. « N’est-ce pas abuser et tromper le public ? » disait Cicéron, et Cicéron n’avait pas tort. Ce qu’il y a de plus triste, c’est que ces concessions, qui compromettent la dignité et l’unité d’un caractère, ne servent de rien : on les fait généralement de mauvaise grâce et trop tard ; elles n’effacent pas le souvenir des rudesses passées et ne gagnent plus personne. Malgré ses sollicitations tardives et l’aide de son nomenclateur, Caton n’arriva point au consulat, et Cicéron le blâme sévèrement des maladresses qui le firent échouer. Il pouvait sans douter se passer d’être consul ; mais la république avait besoin qu’il le fût, et aux yeux de beaucoup de bons citoyens c’était presque l’abandonner et la trahir que de favoriser, par des raffinemens de scrupules et des exagérations d’honnêteté, le triomphe des plus méchans.

Encore comprend-on ces exagérations et ces excès chez un homme qui a l’intention de fuir l’approche des humains, comme Alceste ; mais ils ne sont plus pardonnables quand on veut vivre avec eux, et encore moins quand on aspire à les gouverner. Le gouvernement des hommes est quelque chose de délicat et de difficile qui demande qu’on ne commence pas par rebuter ceux qu’on se propose de conduire. On doit assurément avoir l’intention de les rendre meilleurs, mais il faut commencer par les prendre comme ils sont. C’est la première loi de la politique de ne vouloir que ce qui est possible. Caton méconnut souvent cette loi. Il ne savait pas se plier à ces ménagemens sans lesquels on ne gouverne pas les peuples ; il n’avait pas assez de souplesse dans le caractère ni ce degré d’intrigue honnête qui fait réussir dans les choses qu’on entreprend ; il manquait de ce liant qui rapproche les ambitions opposées, qui calme les jalousies rivales, qui groupe des gens divisés d’humeurs, d’opinions, d’intérêts, autour d’un homme. Il ne pouvait être qu’une protestation éclatante contre les mœurs de son temps ; il n’était pas un chef de parti. Osons le dire, malgré le respect que nous éprouvons pour lui, son âme était obstinée, parce que son esprit était étroit. Il ne voyait pas d’abord les points sur lesquels on doit se relâcher et ceux qu’il faut défendre jusqu’à la fin. Disciple des stoïciens, qui disaient que toutes les fautes sont égales, c’est-à-dire, suivant la plaisanterie de Cicéron, qu’il y a autant de mal à tuer un poulet sans nécessité qu’à étrangler son père, il avait appliqué cette étrange et dure théorie à la politique. Enfermé dans la légalité stricte, il en défendait les moindres vétilles avec un acharnement fâcheux. Son admiration pour le passé ne savait pas choisir. Il imitait les anciens costumes comme il suivait les vieilles maximes, et il affectait de ne pas porter de tunique sous sa toge, parce que Camille n’en avait pas. Son manque d’étendue dans