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En effet, s’il était possible de résumer une âme humaine dans une définition comme une substance chimique, nous dirions que Tertullien fut un théologien-orateur. Dans ses luttes continuelles avec ses adversaires païens, hérétiques et catholiques, on le voit toujours préoccupé, non sans doute du point de vue qui se prêterait le mieux au développement oratoire, — ce serait d’un rhéteur plutôt que d’un théologien, — mais de la manière dont il faut présenter ce qu’il croit être la vérité pour qu’elle subjugue plus aisément son auditoire ou son lecteur. C’est oratoirement qu’il conçoit et qu’il raisonne les choses religieuses. Il discute, si j’ose ainsi dire, à l’emporte-pièce, cherchant à vaincre son adversaire plus qu’à le réfuter logiquement. Il va même jusqu’à affecter une certaine incorrection de langage, évidemment volontaire sous sa plume. Il aime les tournures imprévues qui déconcertent, les expressions triviales qui portent coup. Il ne craint ni les provincialismes de son pays natal, ni les expressions de carrefour, débris de la vieille latinité, qu’il a ramassées dans les rues et dans les bouges de Rome ; mais il sait bien que cette rudesse archaïque plaît à ses lecteurs blasés, et elle est d’ailleurs en harmonie avec le tour austère, plébéien, de son esprit. On l’a désigné, non sans raison, comme le plus éloquent des pères latins. Il est de fait qu’il atteint souvent au sublime. Rappelons seulement sa foudroyante apostrophe aux païens de son temps[1]. Ceux-ci, comme font tous les partisans des vieilles croyances attaquées par une religion nouvelle, reprochaient aux chrétiens la nouveauté de leur apparition dans l’histoire, et se vantaient de leur imposante majorité, sans s’apercevoir toujours de la diminution continue de cette majorité dont ils étaient si fiers. « Oui, nous sommes d’hier, hestemi sumus, riposte le fougueux apologiste, et déjà nous remplissons vos cités, vos îles, vos châteaux, vos municipes, vos marchés, vos camps, vos tribus, vos curies, le palais, le sénat, le Forum : nous ne vous avons laissé que vos temples ! » En somme, l’Apologie de Tertullien est un chef-d’œuvre oratoire, et, toute réserve faite sur la valeur des raisonnemens souvent étranges qu’on y rencontre, on peut mesurer sa puissance à ce seul fait, qu’elle fixa pour bien des siècles les conditions essentielles du genre. Citons encore ce spécimen d’un talent qui cherche à frapper en orateur tout en raisonnant en théologien. Il veut prouver[2] que la mort est toujours un mal redoutable, qu’il est insensé de parler d’une mort douce, puisque, survenant au milieu des scènes les plus riantes, elle détruit alors la félicité que l’on savourait. « La mort, dit-il, est toujours violente. Voyez sur ce navire

  1. Apologeticus, 37.
  2. De Anima, 52.