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donc s’en ménager le concours. Il prit son parti sur l’heure, et fit promettre à Kassa d’assurer son élection à la condition que son premier acte comme négus serait le renvoi de Mgr de Jacobis et de ses coadjuteurs. Le pacte fut conclu. Quelques jours après, l’assemblée de Gondar proclamait dedjaz Kassa négus nagast z’Aithiopiya, roi des rois d’Ethiopie, et Mgr de Jacobis était conduit sous escorte à la frontière avec tous les égards dus à sa personne et à son caractère.

Vendu et mystifié, Oubié, comme on devait s’y attendre, n’accepta point sa défaite et en appela bientôt à l’épée. Il lui restait une armée fidèle, commandée par son fils Chetou, qu’il n’aimait guère, qu’il humiliait même toutes les fois qu’il le pouvait, probablement parce qu’il voyait en lui un jeune fou dont les caprices belliqueux pouvaient compromettre l’avenir de son œuvre. Chetou avait formé deux escadrons d’élite, dont l’un portait le lemde[1] blanc, l’autre le noir, et qui avaient conquis au feu une réputation qu’ils tenaient à conserver. Militairement, Oubié restait donc aussi fort que Kassa ; mais ce dernier avait pour lui le cours des événemens qui, en politique, porte un homme au pouvoir irrésistiblement et presque sans effort. Oubié n’avait, pendant plus de vingt ans de règne, déployé aucune de ces qualités qui assurent à un prince, dans un temps de crise, des dévouemens affectueux et enthousiastes. Il avait semé la duplicité, le parjure, la terreur vulgaire et sans grandeur ; il allait récolter la désertion et la trahison cynique. Le vice-roi du Tigré venait de rentrer dans le Semen quand son rival le rejoignit, après une marche fatigante, en vue de la plaine de Dereskié, où se développaient sur une longue étendue les lignes de l’armée tigréenne. Kassa ordonna immédiatement l’attaque. Ses troupes répondirent par un murmure général de mécontentement, et le négus se troubla un instant ; mais il comprit bien vite que toute hésitation pouvait compromettre une victoire qui lui semblait assurée. Il se mit à parcourir le front de son armée, la harangua en paroles brèves et énergiques, lui rappela ses victoires passées, parla de l’ennemi avec dédain. « Est-ce donc ce vieillard tout perclus, dit-il, qui vous barrera le chemin ? Craignez-vous ces fusils chargés de poudre et de haillons ? Ces rochers et ces précipices arrêtent-ils votre courage ? Suivez-moi, et, si Dieu le permet, ce n’est plus Kassa que je m’appellerai demain ! »

La première charge des Amharas fut vigoureusement reçue par les fusiliers d’Oubié, qui firent de larges brèches dans leurs rangs. En même temps le brave Chetou, suivi de ses escadrons noirs et blancs, attaquait avec furie, et Oubié lui-même, malgré ses infirmités,

  1. Sorte d’écharpe en peau de mouton.