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en route par un escadron de cavalerie dont le chef dut leur prouver clairement que si David le Grand les avait autorisés par une charte à vivre des grandes routes, il y avait un décret d’un roi encore plus grand, le saint roi Lalibela, qui autorisait la gendarmerie à sabrer les voleurs. Aussi n’en resta-t-il guère, et je ne fus, pour ma part, nullement inquiété quand je vins séjourner à Tisbha en janvier et en mai 1863.

Le corps judiciaire était fort dépravé. Il y avait à Gondar une sorte de cour suprême, celle des douze likaouent[1], conservatrice du code, et qui balançait l’autorité impériale. On en citait des traits de vénalité cynique comme celui du lik Asgo, qui, ayant accepté d’un plaideur un pot de miel et de son adversaire une mule, puis ayant favorisé ce dernier, répondit aux plaintes de l’autre : « Que veux-tu, mon ami ? ton pot a été cassé par une mule d’un coup de pied ! » Le négus eut l’art de ne point violer la loi envers ces audacieux prévaricateurs et d’obtenir d’eux-mêmes leur abdication. Dans une affaire où il était personnellement intéressé, il réunit les likaouent et leur exposa le débat en leur demandant ce que décidait le code. « Sire, répondirent les juges embarrassés, le code, c’est votre majesté. » Il les prit au mot, supprima leur juridiction, tout en leur laissant un titre honorifique et viager, et se substitua à eux comme cour d’appel pour tout l’empire. Vu l’esprit de chicane du peuple abyssin, il y avait de quoi effrayer tout autre homme que ce travailleur infatigable. J’ai pu juger moi-même de cette activité de Théodore, attestée par d’autres voyageurs. Après une veille très prolongée, le négus prenait trois ou quatre heures de repos, qu’interrompaient, dès deux heures du matin, les nombreux plaideurs qui venaient prendre rang en prononçant le cri qui tient lieu du haro des Normands : Djan-ho, djan-ho, djam-hoï ! (majesté ! majesté !). Les plaidoiries commençaient presque aussitôt et ne finissaient parfois qu’à dix heures. Un carré composé d’officiers, de soldats, de plaideurs attendant leur tour, formait l’audience. Cette justice rustique et expéditive a été l’un des principaux moyens de popularité du négus : elle était sévère dans les grandes choses, joviale dans les petites. Un jour un paysan plaidait contre le tchèka (maire) de son village, qui l’avait appelé donkoro (imbécile), injure prévue dans le code. « Tu paieras l’amende, dit le négus au maire. Il ne doit pas y avoir d’imbéciles dans mes états. » Un autre jour, on lui amène un soldat qui avait assassiné deux marchands sur la route. « Pourquoi les as-tu tués ? demande le négus. — J’avais faim. — Mais ne pouvais-tu au moins leur prendre seulement le nécessaire et épargner leur vie ? — Si je ne les avais tués, dit naïvement le soldat,

  1. Pluriel de lik, juge.