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les fers, et pour ne pas mourir de faim ils déclarèrent qu’ils allaient essayer. Deux d’entre eux étaient un peu mécaniciens : un déserteur polonais, autrefois artilleur, leur fabriqua un moule, et l’empereur vint en personne à Gafat assister au premier essai, qui réussit, c’est-à-dire que l’obus partit et éclata en l’air. Le négus rentra chez lui très agité, sans prononcer une parole, et fit à ses fondeurs-apôtres une première distribution de subsides avec une libéralité qui attestait l’impression produite sur son esprit.


IV

De graves événemens vinrent bientôt l’arracher à ces préoccupations secondaires. Les campagnes dirigées en 1855 par le négus, d’abord contre les Ouollos, puis contre le Tigré et le prétendant Négousié, avaient ému l’opinion au Soudan et même en Égypte. Saïd-Pacha, qui faisait précisément alors son voyage triomphal du Soudan, eut un moment, paraît-il, la velléité d’envahir l’Abyssinie et de se mesurer contre le nouvel empereur. Les prétextes ne manquaient pas. Les Égyptiens avaient gardé quelque sympathie pour Oubié, voisin pacifique à qui succédait un gouvernement plus inquiet et moins traitable ; de plus Théodore avait peut-être lancé quelqu’une de ces bravades dont il abuse. Enfin on craignait (et l’événement a justifié ces craintes) des persécutions contre les musulmans abyssins. Néanmoins une agression égyptienne dans les circonstances où l’on se trouvait alors eût été une violence gratuite, et l’Europe n’eût pu la voir s’accomplir de sang-froid. Les consuls-généraux d’Alexandrie posèrent nettement leur veto. Le pacha dépité déclara que le Soudan n’avait pour lui d’importance que comme porte ouverte sur l’Abyssinie, et que, puisqu’il n’était pas libre d’y entrer, il désorganiserait le Soudan. Il tint parole. La capitale fondée par Méhémet-Ali au confluent des deux Nils n’est plus qu’un nid de négriers en faillite. Saïd dut se borner à envoyer en ambassade au négus le chef spirituel des chrétiens d’Égypte, abouna Daoud (David), afin d’obtenir quelques garanties de paix à la frontière et de sécurité pour les musulmans de l’intérieur.

David arriva à Devra-Tabor en décembre 1856. La première entrevue fut moins qu’amicale. Le négus, avec cette défiance fébrile qui est le trait le plus saillant de son caractère, ne put s’imaginer qu’un prélat chrétien vînt à lui sous le patronage d’un prince musulman, et s’imagina que c’était un mahométan déguisé en patriarche. Il lui demanda sèchement si c’était le dévouement à la cause chrétienne ou l’obéissance à Saïd-Pacha qui l’avait amené en Abyssinie. La conduite de l’abouna autorisait assez la supposition de Théodore. David faisait ouvertement, même en Abyssinie, la traite des esclaves