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il épaula rapidement son fusil, visa le négus et tira. Théodore s’effaça et en fut quitte pour une légère blessure à l’épaule. En ce moment, le likamankuas Bell, voyant son maître en danger, fit quelques pas pour le couvrir, ajusta Garet et le renversa raide mort ; mais presque aussitôt Bell tombait le flanc traversé d’un coup de lance. Les gens de Garet consternés posèrent les armes, et le négus les emmena prisonniers à son camp de Dobarik, dans les hautes terres. Là sa fureur comprimée éclata et se manifesta par une effroyable boucherie. Les prisonniers, au nombre de 1,700, furent mis en pièces, et leurs cadavres laissés sans sépulture dans la plaine de ce nom, que j’ai trouvée, près de trois ans plus tard, encore couverte de crânes blanchis.

Le moment d’une lutte décisive avec le prétendant Négousié approchait cependant, et Théodore s’y préparait avec une activité taciturne et sombre qui contrastait avec l’indécision et le décousu de toutes les opérations, de Négousié. Celui-ci, depuis le départ de M. de Russel, se sentait perdu ; on l’avait entendu dire : « Je succombe par le fait de mes amis autant que de mes ennemis. » Le quartier-général des Tigréens, sorte de camp volant entre Adoua et l’Haouzène, était devenu un théâtre d’intrigues et de rivalités bruyantes ; un certain nombre d’aventuriers français y étaient venus, attirés par le bruit qui s’était fait en Europe autour du nom de Négousié. Le commerce était mort, et les paysans n’osaient plus fréquenter les marchés, périodiquement ravagés par les bandes de Négousié. Toute l’année 1860 se passa néanmoins sans hostilités sérieuses. Le négus semblait encore douter du succès et vouloir traiter avec ses deux ennemis les plus redoutables, Négousié, le prétendant du Tigré, et Tedla-Gualu, le chef de l’insurrection du Godjam. Il leur fit proposer de leur laisser en fief les deux provinces qu’ils occupaient à la condition qu’ils le reconnussent et payassent tribut. Ce qui devait en effet lui tenir le plus à cœur, c’était la reconnaissance de son titre royal : Négousié, vice-roi à peu près indépendant du Tigré, mais renonçant à se faire appeler négus d’Ethiopie, n’eût guère été plus en état de lui porter ombrage que tout autre grand vassal retranché dans son inexpugnable montagne. Négousié répondit qu’il avait accordé avec serment divers fiefs à des chefs qu’il nomma, et que l’honneur lui défendait de revenir sur sa parole ; Tedla répondit de même, en ajoutant le persiflage au refus.

En janvier 1861, Théodore II se mit enfin en campagne et marcha vers les montagnes du Tembèn, où campait Négousié. Les intrigues du négus, mêlées de promesses et de menaces, avaient déjà dissous sa malheureuse armée. La nuit qui suivit l’arrivée de l’empereur devant le camp tigréen, on entendit avec épouvante un héraut, monté sur une colline voisine et invisible dans les ténèbres, faire la proclamation