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le sang qui coule dans ses veines, c’est le sang de ses aïeux, les fiers Andalous, qui ont repoussé et tué le négoce avec les Juifs, l’industrie et l’agriculture avec les Maures, et qui, à force de détruire, de brûler et de ravager, n’ont abouti qu’à un résultat, la transformation des mosquées arabes en églises catholiques. Entre ces races libres et les propriétaires des immenses troupeaux installés dans les pampas existe une bizarre solidarité d’instincts, d’habitudes et de passions tour à tour féroces et généreuses. Ils s’entendent d’ailleurs admirablement pour repousser la civilisation, qu’ils considèrent comme une atteinte à leur liberté. L’abolition de l’esclavage, en enlevant au gaucho les bras qui travaillaient la terre, l’a forcé à se faire lui-même cultivateur, sembrador ; mais dans l’exercice de ses fonctions agricoles il se contente de labourer ou plutôt d’effleurer à peine le sol avec une branche d’arbre formant un coude aigu et terminé par une pointe de fer. Un fagot d’épines traîné par une lanière de cuir lui sert de herse. Chez lui, toutes choses sont à l’avenant. Il mettra volontiers mille piastres au caparaçon de son cheval, il ne pensera pas à se procurer une bonne charrue, une faucheuse, ou l’un de ces engins utiles, venus de l’ancien monde, qui ne lui inspirent que dédain et méfiance. Dans son intérieur, sa femme et ses filles portent de traînantes robes de soie et des colliers de perles fines, les diamans, les émeraudes brillent à leurs mains et à leurs oreilles, parfois même le luxe va jusqu’à remplacer par le disgracieux chapeau parisien l’élégante mantille andalouse ; mais cette invasion des modes européennes constitue en général la plus réelle conquête de l’esprit civilisateur, le gaucho ne voit guère plus loin. Dans la vie isolée des estancias, ou fermes de bétail, l’élément indien, représenté par les prisonniers de guerre, produit peu de bons résultats. Trop de discordes, de haines, de représailles, ont creusé entre ces deux races, qui se disputent le même sol, un abîme que rien ne saurait combler. Pour l’habitant primitif, l’Espagnol est toujours l’usurpateur, l’homme violent qui l’a rejeté dans les vastes déserts de l’extrême nord, lui dérobant des centaines de lieues de ces immenses llanos dont il se croyait le roi absolu. Ni les bienfaits, ni les bons procédés, ni les fortes habitudes de la vie commune ne peuvent effacer du cœur de l’Indien l’amer souvenir de cette dépossession. À toutes ces complications de races, de position, de luttes entre l’ancien et le nouvel état de choses, s’ajoutent les discussions politiques, et les Indiens, flattés tour à tour par les partis qui les recherchaient comme auxiliaires, ont gardé la conscience et le ressentiment d’avoir été dupes en plus d’une rencontre.

À travers cette cohue et cette confusion, le colon européen ne fait pas trop mal son chemin. Les gauchos le regardent avec une sorte d’indifférence et lui témoignent même quelque bienveillance,