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— Nous ne pouvons rien promettre, reprit Zuriquin. Si nous devons attaquer l’estancia et qu’un combat en résulte, sait-on ce qui peut arriver ?

Carmen était en proie à une vive anxiété. L’un des caciques continua sans y prendre garde. — Tu veux que nous enlevions tes fils… Caramba ! ce n’est pas une petite besogne que tu nous proposes. Et pour cela que nous donneras-tu ?

Carmen tressaillit. — Je vous donnerai, dit-elle, assez d’or pour que chacun de vous ait des étriers, des brides, des licous, des bandes de poitrail en argent ciselé, et en outre des piastres de reste pour acheter autant de bebida blanca (eau-de-vie) que vous en voudrez.

Les caciques se mirent à rire. — Tu nous tiens donc pour des sonsos (nigauds) ? s’écrièrent-ils. Où prendrais-tu toutes ces richesses ?

— C’est mon affaire, dit Carmen avec une sorte de dignité offensée. Si vous ne voulez pas, n’en parlons plus.

Les chefs hésitaient. — Nous conviendrions, reprit l’un d’eux, que la veille du jour où l’attaque aurait lieu, tu nous apporterais ici même l’argent promis.

— Et quel gage me donnerez-vous ? dit Carmen, à son tour méfiante.

— Nous t’amènerons nos fils comme otages, et à la nuit tu les conduiras dans quelque rancho dépendant de l’estancia.

L’Indienne réfléchit un instant. — Écoutez, dit-elle ; dans quinze jours, don Estevan doit s’absenter avec ses filles : le moment sera favorable.

— C’est convenu, reprirent les caciques.

Pendant cet entretien, le devin avait allumé quelques petites bougies qu’il avait tirées de son sac. Il les avait disposées sur la place désignée à Carmen comme étant la tombe d’Arraya. Les caciques s’en approchèrent, et, abaissant la pointe de leurs lances vers la terre où reposait leur chef, ils renouvelèrent le serment de venger sa mort. La lune s’était levée. Dans le petit lac comme dans un miroir paisible se reflétait l’ombre noire du palmier à deux têtes. Les chefs et le devin s’étaient retirés. Carmen resta seule, agenouillée près du tertre funèbre, le front dans ses deux mains, sur lesquelles retombaient les touffes de son épaisse chevelure. Des larmes coulaient silencieusement sur ses joues bronzées, et l’expression ordinairement dure et sombre de ses traits, maintenant éclairés par la lumière bleuâtre qui tombait de la voûte du ciel, avait pris un caractère inaccoutumé de souffrance douce et résignée. Lorsque la marche de la lune dans le firmament l’avertit de l’approche