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les subissant au jour le jour, sans retour dans le passé, sans élan vers l’avenir. C’était avec cette patience digne et ferme qui caractérise les Espagnols qu’il avait supporté les grandes épreuves de sa vie, l’exil de sa famille, sa ruine momentanée, les persécutions politiques, la mort de sa femme ; mais depuis quinze ans qu’il s’était retiré dans ses terres, Mercedes et Dolores étaient devenues, à son insu, sa pensée et sa joie de tous les instans. L’idée de vivre sans elles ne s’était jamais présentée à lui bien nettement. Il sentait pourtant que son âge avancé lui faisait un devoir de leur assurer un établissement et des protecteurs, et il avait dans cette pensée porté ses regards sur les fils de son ami, les jeunes créoles catalans qui avaient passé quelques jours à l’estancia.

Au moment de s’ouvrir de son projet à Mercedes et à Dolores, un profond soupir s’échappa malgré lui de son cœur oppressé. Les deux sœurs levèrent les yeux : Est-ce vous, tatila[1] ? dirent-elles.

— Oui, mes enfans ; j’ai une nouvelle à vous communiquer, répondit-il en montrant la lettre et les écrins.

Les jeunes filles le firent asseoir à côté d’elles, et don Estevan, ouvrant les boîtes, en tira les joyaux. — Oh ! dirent-elles, que c’est ravissant, que c’est magnifique ! C’est vous, tatita, qui nous donnez ces belles choses ?

— Non, mes colombes, répondit le père avec effort, c’est mon vieil ami don Aniceto Cabral du Rosario qui vous les offre.

À ce nom, un nuage passa sur le front de Mercedes. Dolores, d’une nature plus enfantine, continuait d’admirer. — Oui, reprit Gonzalès, voici la lettre qu’il m’envoie et que je vais vous lire.

Il la lut en effet avec cette circonspection un peu lente, un peu emphatique, des gens pour qui la lecture, celle des choses manuscrites surtout, est une rare affaire. C’était une demande en mariage pour Mercedes et Dolores, que don Aniceto Cabral y Acosta adressait à don Estevan, au nom de ses fils, Caraciolo et Ézéchiel. La lettre lue, don Estevan la replia gravement et regarda les deux sœurs. Mercedes, la joue dans sa main, écoutait avec recueillement ; Dolores effeuillait une rose d’un air distrait. Personne ne disait mot. Don Estevan s’arma de courage. — Eh bien ? demanda-t-il.

Mercedes tressaillit, comme si elle fût sortie d’un songe. Une faible rougeur colora son teint, et fixant sur son père des yeux brillans et humides : — Je ne sais pas ce que pense Dolores, dit-elle ; quant à moi, je n’éprouve aucune envie de me marier : j’aurais déjà voulu vous le dire, mon père, et je suis bien aise de saisir cette occasion…

  1. Tatita, mamita, expression affectueuse et familière pour père et mère.