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— Moi, s’écria Dolores presque en pleurant, quitter Mercedes ! vous quitter, tatita ! Y pensez-vous ? Non, non, dit-elle, Mercedes a raison. — Et, refermant vivement les écrins, elle ajouta : Rendez ces joyaux à votre vieil ami, et informez-le de notre résolution.

Le visage de Gonzalès exprima l’étonnement. — Quoi ! reprit-il, ce refus est-il définitif ? Réfléchissez-y, mes enfans : les fils de mon ami Cabral sont des jeunes gens bien élevés, riches et intelligens, en un mot des caballeros achevés. Que pouvez-vous désirer de plus ?

Ce que Mercedes désirait de plus, elle eût peut-être été elle-même embarrassée de le dire : à cette énumération d’avantages et de qualités par lesquels don Estevan recommandait les fils de son ami, elle sentait vaguement qu’une chose manquait, la principale, la seule nécessaire, cette sympathie mutuelle et irrésistible qui attire deux cœurs l’un vers l’autre ; mais, élevée au désert et peu accoutumée à l’analyse de ses sentimens, elle n’obéissait qu’à l’instinct de sa noble et franche nature. Elle ne fit donc que répéter à son père ce qu’elle avait déjà dit, mais d’une voix si ferme et avec un accent si sérieux et si digne, que don Estevan comprit l’inutilité de toute discussion. Une fois rentré dans sa chambre, il réfléchit à l’attitude de ses filles, à l’indifférence de Dolores et au refus décidé de Mercedes, et il prit le parti d’écrire à don Aniceto que les deux sœurs étaient jeunes, timides et irrésolues, qu’elles n’osaient encore se prononcer sur cette grave question du mariage, que du reste elles ne connaissaient que peu encore Caraciolo et Ézéchiel, et que le plus sage pour ceux-ci était de renouveler leur visite à l’estancia. Il finissait en priant don Aniceto d’accompagner lui-même ses fils lors de cette seconde entrevue, afin qu’il pût lui dire de sa propre bouche combien il serait heureux d’allier sa famille à la sienne.

Cette lettre ne devait partir que quelques jours après ; cependant, une fois qu’elle fut écrite, don Estevan se sentit plus calme. Cette espèce de sursis à un événement qu’il désirait et redoutait tout ensemble lui rendit momentanément sa sérénité, et ce fut avec une bienveillance dégagée de tout souci qu’il alla le lendemain même à la rencontre de sir Henri. C’était, comme nous le savons, au milieu d’une pluie diluvienne que celui-ci, accompagné de Pastor Quiroga, était venu frapper à la porte de l’estancia de Santa-Rosa.

Un bon feu, des vêtemens secs, une chambre spacieuse et convenablement meublée, du café et du vin, furent mis aussitôt à sa disposition. Pastor, que le majordome Demetrio fut chargé d’héberger, reçut les mêmes soins, et lorsqu’il se fut réconforté, il se rendit à la cuisine, où il dit obséquieusement à Eusebia que le señor Inglese qu’il venait d’amener, étant gringo[1], ne pouvait vivre

  1. Surnom donné aux étrangers européens.