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ne serait-il pas appelé à formuler une doctrine que tout le monde chrétien serait ensuite teny d’adopter ? Les pontifes occupant les cinq patriarcats égaux de la chrétienté, Alexandrie, Antioche, Rome, Constantinople, Jérusalem, prononceraient souverainement, sur la question de savoir si l’église doit avoir un chef, et si ce chef doit être à Rome ou bien ailleurs. Je suis prêt à me soumettre aux décrets d’un semblable concile ; mais jusqu’à ce qu’il soit, convoqué, je reste dans mon ancienne foi, qui est celle de mes pères, et je ne permettrai pas d’en prêcher d’autre, car il ne doit pas y avoir deux religions dans un état bien gouverné. » Fidèle à ce programme, Théodore ne permet aucune attaque contre l’église officielle, quelle vienne des protestans ou des catholiques. Tout en témoignant de son obéissance à l’église nationale, Théodore ne se croit pas tenu aux mêmes égards pour un clergé dont l’influence entrave sa politique, et dont le chef, abouna Salama, est un conspirateur incorrigible et notoire. Salama, pendant les dix premières années de son pontificat, traitait les princes abyssins avec la morgue d’un parvenu qui se sent appuyé par les masses. On lui rapporta un jour que l’iteghé Menène, dans un moment d’humeur, l’avait appelé esclave par allusion à la somme payée au patriarche d’Alexandrie pour sa nomination. « Oui, dit Salama, je suis un esclave, mais un esclave de prix, puisque j’ai été payé 7,000 talaris. Si l’on mettait l’iteghé en vente au marché de Metamma, on ne trouverait pas 12 talaris pour elle. » Avec Théodore, les rôles changèrent vite, témoin l’anecdote suivante, qui a trop le cachet abyssin pour que je substitue mon récit à celui du narrateur, simple bacha (capitaine) dans la garde. « Un dimanche matin, vers six heures, je suis appelé chez le négus. J’y vais en tremblant, car c’est mauvais signe d’être appelé près de lui si matin. Sa majesté me dit : « Bacha George, va trouver l’abouna ; appelle-le âne, appelle-le chien. Va ! » Je frappai la terre du front, et je répliquai : « Sire, je suis prêt à obéir ; mais daignez réfléchir que je suis un simple capitaine, et que vos paroles sacrées auront plus de pouvoir en passant par la bouche d’un ras (colonel)[1]. — Tu as raison, me dit gracieusement le négus, » et il fit appeler le ras de service. » Je connais Salama, et je ne doute pas qu’il n’ait répondu par un profond salut à cet étrange message. Tout cela pourrait bien finir assez mal pour l’un de ces deux ennemis rusés, circonspects, irréconciliables. Déjà, il y a moins de trois ans, l’abouna a été enfermé quelque temps à Magdala, et la rigueur de sa captivité n’a été qu’imparfaitement masquée par les égards extérieurs dont il était entouré.

  1. Ras, titre civil, veut dire connétable, et dans la hiérarchie militaire il se traduit par colonel.