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place à l’intérieur. De la plate-forme, où j’étais mêlé aux membres du bureau et aux orateurs de la soirée, la salle réapparaissait comme une mer de têtes mouvantes. Tous les assistans étaient debout, serrés les uns contre les autres, et quelquefois des courans irrésistibles balançaient en sens divers cette masse animée, comme le vent incline les épis. Pendant quatre heures, les orateurs gardèrent la foule attentive. L’un d’eux, venu du Maryland, porta au comble l’enthousiasme de l’auditoire en évoquant le souvenir des soldats du Massachusetts tués au commencement de la guerre dans les rues de Baltimore, qu’ils traversaient pour aller protéger Washington. « Je viens, s’écria-t-il, vous apporter le prix de ce sang ; c’est la nouvelle constitution du Maryland qui abolit l’esclavage. « Il y avait chez ce jeune orateur, qui courait d’un bout à l’autre de la plate-forme et gesticulait avec violence, une faconde, une verve toute méridionale, qui étonnaient et charmaient les habitans de Boston, habitués à une éloquence moins démonstrative. M. Charles Sumner prononça le discours principal de la soirée ; sa voix grave et retentissante dominait tous les bruits de cette grande foule. Pendant qu’il développait avec une inflexible logique les deux programmes du parti démocratique et du parti républicain, j’observais attentivement les hommes de couleur mêlés à l’auditoire. Leurs yeux, brillans comme la porcelaine, suivaient les moindres mouvemens de celui qui depuis si longtemps s’était constitué leur défenseur, et sur ces humbles visages je pouvais lire des sentimens plus purs, plus vrais que ceux où les popularités vulgaires croient bien souvent trouver leur consécration.

À quelque temps de là, je revenais d’une excursion dans les Montagnes-Blanches et m’arrêtai dans la ville de Springfield, située dans le Massachusetts, sur les bords du Connecticut. Pendant quelques jours, la géologie et la botanique m’auraient fait oublier complétement l’élection présidentielle, si de temps à autre je n’avais aperçu quelque drapeau électoral flottant sur un village perdu dans les pittoresques vallées du New-Hamsphire et du Vermont. À peine arrivé à Springfield, j’entendis de ma chambre un grand bruit de musique, et, mettant la tête à la fenêtre, je vis apparaître un long cortège précédé de torches. Je m’informai de l’objet de cette manifestation : on m’apprit qu’un des clubs démocratiques de la ville allait tenir un meeting sur la colline où sont les bâtimens de l’arsenal des États-Unis. Je suivis le cortège, qui défila dans la rue principale. De nombreux spectateurs étaient rangés sur les larges trottoirs de briques. J’entendais, en passant devant les groupes, quelques remarques ironiques : « il y a donc encore des démocrates, je les croyais tous morts ; leur procession ressemble à un enterrement. » Rien de plus : pas de cris, pas d’injures, pas de voies de fait. Le