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entier, tel qu’il l’a, sans hésitation, défaillance ou réserve, cela est bien ; dès qu’il est sincère ou suffisamment maître de ses procédés pour traduire exactement et complètement son impression, son œuvre est belle, ancienne ou moderne, gothique ou classique. À ce titre, elle représente en abrégé les sentimens publics, les passions dominantes du temps et du pays où elle est née, en sorte que la voilà elle-même une œuvre naturelle, l’œuvre des grandes forces qui conduisent ou entre-choquent les événemens humains. — L’instrument ainsi construit a été promené dans l’histoire, surtout parmi les œuvres littéraires, longtemps aussi parmi les œuvres d’art, les seules qui par leur relief sensible conservent à la postérité le corps vivant et toute la personne humaine, à traversées estampes et les musées de France, de Belgique, de Hollande, d’Angleterre et d’Allemagne. Comparaison faite, il s’est trouvé sensible d’abord et au-dessus de tout à la force héroïque ou effrénée, c’est-à-dire aux colosses de Michel-Ange et de Rubens, ensuite à la beauté de la volupté et du bonheur, c’est-à-dire aux décorations des Vénitiens, — au même degré et peut-être plus encore au sentiment tragique et poignant de la vérité, à l’intensité de la vision douloureuse, à l’audacieuse peinture de la fange et de la misère humaine, à la poésie de la lumière trouble et septentrionale, c’est-à-dire aux tableaux de Rembrandt. C’est cet instrument que j’emporte aujourd’hui en Italie ; voilà la couleur de ses verres, tiens compte de cette teinte dans les descriptions qu’il produira. Je m’en défie moi-même, et j’ai tâché de me munir d’autres verres pour m’en servir à l’occasion ; la chose est possible, l’éducation critique et historique y pourvoit. Avec de la réflexion, des lectures et de l’habitude, oh réussit par degrés à reproduire en soi-même des sentimens auxquels d’abord on était étranger ; nous voyons qu’un autre homme, dans un autre temps, a dû sentir autrement que nous-mêmes ; nous entrons dans ses vues, puis dans ses goûts ; nous nous mettons à son point de vue, nous le comprenons, et à mesure que nous le comprenons mieux, nous nous trouvons un peu moins sots.

Marseille et la Provence.

C’est déjà ici le vrai pays méridional ; il commence aux Cévennes. La terre du nord est toujours mouillée et noirâtre ; même en hiver, les prairies y restent vertes. Ici tout est gris et terne : montagnes pelées, rocs blanchâtres, grandes plaines sèches et pierreuses ; presque point d’arbres, sauf sur les pentes adoucies, dans les creux encombrés de cailloux, où des oliviers pâles, des amandiers abritent leurs files souffreteuses. La couleur manque, c’est un simple dessin, délicat, élégant comme les fonds du Pérugin. La campagne ressemble à quelque grande étoffe d’un gris de lin, rayée, uniforme ;