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Les toits plats, les terrasses, les frontons, les âpres formes enchevêtrées tranchent avec leurs fortes arêtes sur le ciel clair, tandis qu’à leurs pieds les portes indistinctes, les bornes, les tournans rampent dans l’ombre.

On avance, et tout reste de vie s’efface. On se croirait dans une ville abandonnée et morte, squelette d’un grand peuple soudainement anéanti. On passe sous les arcades du palais Colonna, le long des murs muets de ses jardins, et l’on n’entend plus, on ne voit plus rien d’humain ; seul, de loin en loin, au fond d’une rue tortueuse, dans la noirceur vague d’un porche qui semble un soupirail, un réverbère mouvant vacille avec son cercle de lueur jaunâtre. Les maisons fermées, les hautes murailles allongent leur file inhospitalière comme une rangée d’écueils au flanc d’une côte, et au sortir de leur ombre de grands espaces s’ouvrent tout d’un coup blanchis par la lune, pareils à une plage de sable déserte.

Voici enfin la basilique de Constantin et ses arcades énormes avec leur chevelure de plantes grimpantes. Les yeux s’arrêtent devant la courbe puissante ; puis soudainement, entre leurs rebords lézardés, on aperçoit le bleu pâle, l’étrange azur nocturne, comme un pan de cristal incrusté de pointes de flammes. On fait trois pas, et la divine coupole du ciel, le grand épanchement de clarté sereine, les mille pierreries scintillantes du firmament apparaissent dans le Forum vide. On marche le long des colonnes gisantes dont le tronc semble encore plus monstrueux. Appuyé contre un de ces fûts dont l’épaisseur monte jusqu’à la poitrine, on regarde le Colisée. La paroi qui est demeurée entière est toute noire et se lève d’un seul élan, colossale, On dirait qu’elle penche vers le dehors et va tomber. Sur la portion ruinée, la lune verse une lumière si vive qu’on démêle la teinte rougeâtre des pierres. Dans ce ciel limpide, la rondeur du cirque devient sensible ; il forme une sorte d’être complet et formidable. Au milieu de cet étonnant silence, on dirait qu’il existe seul, que les hommes, les plantes, toute vie passagère n’est qu’une apparence ; j’ai éprouvé autrefois cette sensation dans les montagnes ; elles aussi semblent les vrais habitans de la terre ; on oublie la fourmilière humaine, et sous le ciel qui est leur tente, on devine le dialogue muet des vieux monstres, possesseurs immuables et dominateurs éternels.

Au retour, au pied du Capitole, les basiliques lointaines, les arcs de triomphe, surtout les nobles et élégantes colonnes des temples ruinés, les unes solitaires, les autres encore assemblées en files fraternelles, semblent vivantes. Ce sont aussi des êtres calmes, mais en outre beaux et simples comme des éphèbes grecs. Leur tête ionienne porte un ornement de chevelure, et la lune pose un reflet sur le pou de leur corps de marbre