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choses sont possibles, mais il y en a tant d’autres ! L’humanité peut bien être ainsi, mais elle est aussi autrement, et vous la façonnez comme il vous plaît, afin d’en avoir plus facilement raison. Elle n’en reste pas moins tout entière ; sa destinée est plus complexe et plus disparate ; sa nature est plus réfractaire. Vous êtes sensible, et vous croyez avoir connu le malheur pour en avoir eu pitié. Votre intelligence est pénétrante, et il vous semble avoir passé par tous les tourmens de l’âme, parce que vous les avez compris. Vous ayez, grâce à une pensée qui vous domine, prêté aux choses douces ou indifférentes de l’existence un attrait suprême, habituée que vous êtes à bercer vos peines par une espérance de parti-pris. Vous êtes résolue à tout aimer hors le péché, et le péché même, vous le plaignez plus que vous ne le haïssez. Bénissez votre partage, citez-nous votre expérience, vous en avez le droit ; mais l’heure des illusions commence à passer, vous devez le savoir : ce n’est point le partage de tous, ce n’est pas l’expérience commune. Avec toute l’humilité du monde, vous savez bien que ce sont là des grâces d’élection ; la foi même en fait le lot du petit nombre. Élargissez votre cercle, et l’espèce humaine vous apparaîtra livrée en proie à des idées et à des sentimens qui ne peuvent guère que par exception s’effacer devant un seul sentiment et une seule idée. Comme votre cœur miséricordieux regarde à nos maux plus qu’à nos vices, et nous prêche le devoir au nom du bonheur, bornons-nous, je le veux, au point de vue qui vous touche ; mais ne faites pas d’une exception la règle, et accordez-moi qu’il subsiste dans l’humanité une part immense de malheur à laquelle en fait vos meilleurs conseils et vos plus doux songes ne peuvent rien.

L’auteur de Vesper l’a senti, et après trois recueils où domine la fiction, il s’est retrouvé en face de la dure, de l’indestructible réalité, les tristesses humaines, et c’est là le titre et le sujet du livre qui les a suivis. Ici plus de romans consolateurs, plus de fables doucement décevantes, rien que la contemplation du malheur de l’âme dans les formes diverses et compliquées que la vie sociale lui fait prendre. Avec tout le courage de la sincérité, on a pris la résolution de ne rien omettre, de ne rien pallier, bien plus, de démentir tous ces stoïciens de la religion et de la philosophie prompts à nier tous les maux qu’ils dédaignent ou qu’ils réprouvent. On n’insultera à aucune douleur, on n’en contestera aucune. On ne feindra pas d’ignorer tout ce que l’imagination, l’amour-propre, la passion, l’esprit, la faiblesse, enfantent de maux réels qu’il plaît à un rigorisme égoïste de traiter de chimériques : toutes les ressources d’une sagacité clairvoyante seront employées à démêler, à définir tous les tours, tous les replis, tous les raffinemens de la souffrance dans la