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profanation que d’instituer des comparaisons prises de notre expérience et d’évaluer des douleurs physiques dont l’intensité n’ajoute rien au prix infini d’une intervention ineffable de la bonté divine. Quant aux douleurs morales, les angoisses de l’homme qui se sacrifie au devoir ou à la vérité viennent d’une attache indestructible aux biens de ce monde, des regrets qui le saisissent en songeant qu’il a renoncé au bonheur, aux grandeurs, aux affections. Et pourquoi ? Pour une idée qui ne sera peut-être pas comprise, pour un devoir qui peut-être sera méconnu, pour une cause destinée peut-être à succomber, à devenir la risée des contemporains et de la postérité. Des doutes cruels peuvent traverser l’âme du plus intrépide martyr. Me serais-je trompé, peut-il se dire en frémissant, et n’est-ce pas à une chimère que mon orgueil a sacrifié mon repos, ma vie, et qui sait ? l’honneur de mon nom ? Pensée terrible et qui pourrait enlever au trépas du juste jusqu’à la douceur austère de mourir pour la justice. Or rien de pareil peut-il être un moment supposé, quand on parle de l’homme dans Jésus-Christ ? Est-il possible au croyant, sans une sorte de sacrilège, d’imputer au Verbe incarné le moindre de ces tourmens dus tout entiers aux misères de notre cœur et de notre esprit ? L’absolue connaissance du présent et de l’avenir, l’intelligence parfaite de sa mission, de son œuvre, de son triomphe, laissait-elle aux derniers jours du Christ ces amertumes vulgaires que leur prête une déclamation hétérodoxe sans le vouloir et arienne sans s’en douter ?

Encore une fois, qu’on n’objecte pas que ces assimilations hasardées émeuvent les cœurs. Je le sais, et ne veux pas même examiner s’il est digne d’une chaire de vérité de risquer des suppositions semblables, même pour faire un peu de bien. Je décris seulement un état d’esprit qui les repousse, et j’avertis des objections qui naissent d’elles-mêmes ; quand on a fait vœu d’être rigoureusement sincère avec sa raison. Il est trop évident que l’humanité de l’homme-Dieu doit différer profondément de celle de l’homme pécheur, et que si par impossible les circonstances extérieures du martyre du Calvaire permettaient un rapprochement que tout dément, ce ne pourrait nous être qu’une occasion de mesurer l’immense infériorité de notre nature et de notre condition, puisque le dévouement même qui nous rapprocherait d’un divin modèle nous imposerait des souffrances qu’il n’a pu connaître. N’en doutons pas, l’homme de douleurs, c’est nous.