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qui, élevées dès l’enfance au couvent, n’ont jamais senti le contact du monde. Évidemment il étudie avec amour, avec recherche, avec la délicatesse d’un cœur jeune, la fine courbe du nez, la petitesse de la bouche et de l’oreille, un reflet de lumière sur de doux cheveux blonds. Le sourire épanoui d’un enfant le charme ; cette cuisse enfantine qui vient toucher le ventre se replie si mollement ! Une mère seule peut dire la complaisance tendre avec laquelle les yeux s’attardent sur un pareil plaisir. Le peintre est un autre Pétrarque, un contemplatif qui suit son rêve, et ne se lasse pas de l’exprimer. Sonnet sur sonnet, il en fera cinquante à propos du même visage, et passera des semaines à épurer les vers où il dépose son bonheur silencieux. Il n’a pas besoin de mouvement ni de tapage, il ne cherche pas l’effet, il ne sent pas le contre-coup des événemens environnans. Ce n’est point un combattant comme Michel-Ange, un voluptueux comme ses contemporains ; c’est un rêveur charmant, qui a rencontré le moment où l’on savait faire des corps.

Nulle part cette délicatesse n’est plus visible que dans la Déposition de la croix du palais Borghèse. Il n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il la fit, et approchait sans y toucher encore du moment où il peignit ses fresques. Il a déjà laissé derrière lui les ordonnances froides du Pérugin, et remue ses personnages, quoique avec une sorte de timidité et un reste de raideur. Des deux côtés du corps sont des groupes qui se font équilibre, trois hommes à gauche, à droite quatre femmes, et les attitudes sont déjà variées et parfaitement belles. Toute la jeunesse de l’invention y luit comme une aurore : non que le tableau soit touchant, comme le veut Vasari ; c’est dans Delacroix qu’il faut voir une mère désespérée près d’un cadavre, un vrai linceul, le grand deuil de la nature, les teintes lugubres des fonds violacés, où tranche tragiquement le rouge d’un manteau froissé. Ce qui éclate ici, c’est la riante ou superbe adolescence ; rien n’est plus beau que le beau jeune homme qui se tend en arrière pour soutenir le corps, sorte d’éphèbe grec avec des cnémides rouges relevées par une bordure d’or ; rien de plus délicieux que la jeune femme aux cheveux, tressés, qui, demi-accroupie, lève ses bras vers la pauvre mère, afin de la soutenir. Ces corps sont vierges, parés comme pour une fête, et la bonté la plus aimable reluit dans leurs regards. Des fleurs suaves dressent çà et là leurs calices ; l’horizon est rayé d’arbres grêles et rares. L’âme, noble et gracieuse comme celle de Mozart, est encore en bouton et perce son enveloppe.

De là il faut passer à ses œuvres païennes, et on y entre de plain-pied sitôt qu’on regarde ses esquisses. Je les ai vues à Paris, à Oxford et à Londres ; le sentiment intérieur du peintre s’y imprime au vol ; on y touche la pensée prime-sautière, intacte, telle qu’elle était dans son âme avant d’être arrangée pour le public. Cette pensée