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à laquelle les plus forts, les plus grands se soumettent, Gluck comme Haendel, Haydn comme Milton, quatre noms dont j’invoque à dessein le témoignage, ceux qui les illustrèrent ayant produit sur le tard leurs chefs-d’œuvre, abondamment nourris d’avance des fruits de la méditation et de l’étude.

Un homme apporte en baissant la vocation, mais le génie s’acquiert ; on ne vient pas au monde Mozart ou Beethoven. Il y a une quinzaine d’années parut à Berlin un rondo de Beethoven, inspiration de sa première jeunesse. C’était à coup sûr ce qu’on peut voir de plus ordinaire, et rien, absolument rien dans ce morceau ne donne à pressentir la prodigieuse organisation que l’exercice de la pensée développera plus tard, âpre et puissante gymnastique qui devait l’amener à l’entière possession de lui-même. Nul maître, fût-il le plus grand, le plus universel, ne saurait concentrer en soi, dans une égale perfection, tous les modèles de son art, et bien que certaines qualités soient souvent communes à l’un et à l’autre, il y a pourtant tel caractère individuel, tel trait, que chacun possède en propre, et qu’il faut aller étudier chez lui. Un homme par exemple qui, voulant s’édifier sur les secrets de l’instrumentation, ne consulterait que Mozart se condamnerait de gaîté de cœur à ignorer une foule d’excellentes choses introduites dans cet art par Mendelssohn, de même que l’individu qui ne se rendrait compte que des ouvrages de Mendelssohn se priverait de la connaissance de beaucoup d’effets inventés par Meyerbeer, ainsi que par MM. Berlioz et Wagner. Et en admettant qu’ayant une fois poussé jusque-là on n’en bougeât plus, ce serait encore se borner et renoncer à l’héritage des anciens maîtres, à ces impérissables notions du vrai, du beau, désormais trop oubliées, que l’œuvre d’un Gluck nous a conservées. Ces notions si variées, si multiples, M. Gounod les possède toutes et les gouverne avec un art sur lequel je me plais à insister parce qu’il constitue, selon moi, le trait particulier de sa physionomie musicale. Rien ne lui est étranger de ce qu’ont pensé les anciens et les modernes. Son éclectisme embrasse le passé, le présent, et jusqu’à l’avenir même.

Après avoir, dans le Médecin malgré lui, une de ses plus aimables partitions, très ingénieusement exploité l’archaïsme, et montré ce qu’un esprit aussi habile que le sien pouvait tirer de résultats féconds de son commerce avec les vieux maîtres, après avoir fait du nouveau et de l’exquis avec ses réminiscences, nous l’avons vu dans Faust coqueter avec un certain italianisme tempéré par l’introduction systématique d’un style instrumental très soutenu, puis enfin, dans Mireille, essayer de rompre avec la tradition de Meyerbeer pour se rallier aux théories de M. Wagner. Il va sans dire que cette dernière évolution, comme toutes les autres, s’est opérée discrètement et de façon à ménager le plus possible toutes les sympathies acquises. M. Gounod use en musique du procédé bien connu dont se servait jadis en littérature Casimir Delavigne, qui lui aussi s’évertuait de la meilleure foi du monde