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et point des elfes, et quand les coquilles de noix seraient grandes comme des pipes de madère, jamais ce joli monde ne s’y logerait. » Mais chut ! cette fois encore j’avais compté sans la musique : écoutez ces susurremens des violons, ces glissades ; le charme est complet, irrésistible, les elfes vivent, les voilà !

Maintenant, s’il est vrai, comme on l’annonce, que M. Gounod s’occupe du sujet de Roméo et Juliette, nous appelons d’avance son attention sur cette manière d’intervention musicale dont Mendelssohn semble avoir fixé le degré. La musique, à tout prendre, ne saurait figurer en pareil chef-d’œuvre que d’une façon épisodique, à l’état de prologue au début, d’intermède pendant la scène du bal chez les Capulets, exposant, commentant, entr’acte ici, mélodrame là, illustration toujours. Le théâtre de Shakspeare est un puits d’idées musicales., mais non un répertoire de libretti. Que les compositeurs, s’en inspirent, rien de mieux, mais sans les dénaturer, les travestir. Ces sortes de pastiches pouvaient être d’un autre temps ; le bon sens, la critique moderne les réprouvent. Laissons au génie ce qui appartient au génie, et, s’il nous plaît de lier commerce avec lui, que ce soit pour sa plus grande gloire et non pas seulement pour notre propre convenance. Lorsque M. Charles Kean prit à tâche, il y a quelques années, de restaurer Shakspeare au théâtre, tous ceux qui le virent à l’œuvre furent à même d’admirer son dévouement et son abnégation. C’était pourtant un comédien de grand mérite que Charles Kean ; mais l’acteur cette fois s’effaça complètement et disparut devant l’amateur, l’archéologue heureux de mettre son intelligence et sa fortune au service d’une telle cause. Je comprendrais ainsi, dans l’esprit du temps où nous vivons, la contenance d’un musicien ayant à traiter ce sujet de Roméo et Juliette. D’ailleurs, après tant d’essais avortés, de tentatives imparfaites, il n’y a désormais que deux manières de se comporter : écrire une partition en belle et bonne forme sur un libretto taillé de main d’ouvrier dans le chef-d’œuvre dépecé, et prendre alors sur soi de produire une de ces merveilles qui se font tout pardonner par leur éclat, ou respecter inexorablement le chef-d’œuvre auquel on touche et procéder comme Beethoven à l’endroit de Coriolan et d’Egmont, comme Mendelssohn au sujet du Songe d’une nuit d’été. De ces deux façons d’agir, Rossini, écrivant dans son temps un opéra de Roméo et Juliette, eût, je n’en doute pas, choisi d’instinct la première ; mais c’était Rossini, et c’était son temps. Aujourd’hui, si j’avais un conseil à donner à M. Gounod, je lui dirais de s’en fier à Mendelssohn et de s’attacher de préférence à son programme, programme moins ambitieux sans doute, mais où tant de responsabilité n’est pas engagée, et qui, sans risque de grande compromission, répond à la double aspiration du musicien et du lettré.


HENRI BLAZE DE BURY.