Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/343

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« lasse de laver ses vêtemens ensanglantés, » n’apparaît-elle pas à côté de Marko comme le bon génie chargé de neutraliser la funeste influence des traditions paternelles ? Le père de Marko n’avait pas choisi une pareille épouse. Il avait jeté les yeux, dit un chant, sur la femme d’un voïvoda de l’Hertzégovine, Moutchilo. Cette femme, digne de devenir la compagne de Voukachin, avait tenté d’empoisonner son mari ; ce criminel projet n’ayant pas réussi, le krâl tua lui-même le voïvoda, qui, avant de mourir et pour se venger de sa déloyale moitié, engagea Voukachin à ne pas l’épouser, en lui montrant que sa vie ne serait pas en sûreté avec elle, et en ajoutant que sa sœur Euphrosine lui présentait au contraire toutes les garanties. Le krâl convaincu donna la préférence à la sœur de Moutchilo, mais auparavant il fit traîner à la queue des chevaux la veuve du voïvoda, font l’astuce et la mort font songer à la reine des Franks Brunehilde. « Euphrosine, dit le poète, engendra une belle lignée, Marko et André, et Marko se modela sur son oncle le voïvoda. » On peut supposer que l’excellente Euphrosine parlait souvent à son fils d’un frère qu’elle avait en vain essayé de préserver d’une mort tragique, et que ces exhortations ne permirent pas aux discours et aux exemples de Voukachin de produire tous leurs fruits.

Comme son père, Marko n’épousa point la femme sur laquelle il avait jeté les yeux ; mais cette fois ce fut le patriotisme de la femme et non la prudence de l’homme qui devint un obstacle insurmontable. Repoussé par la belle et fière Rossanda, qui refuse de prendre pour mari un vassal des infidèles, Marko, après s’être vengé d’une manière à la fois atroce et perfide, est obligé de tourner ses vues d’un autre côté. Le poème consacré à ses noces ne donne, pas plus que le chant qui raconte les malheurs de Rossanda, une favorable idée de cette époque de décadence, et prouve qu’au temps des despotes serbes les jeunes filles étaient exposées à d’autres dangers que la violence, qu’elles couraient risque, même dans les plus hautes conditions, d’être « vendues, » — c’est l’expression du poète, — par d’indignes parens et achetées par de perfides amis. En somme, en Orient non plus qu’en Occident, l’histoire et les traditions populaires ne montrent guère sous un beau jour ces siècles croyans que l’ignorance ou la mauvaise foi essaie d’opposer sans cesse aux « corruptions des âges démocratiques. »

Les pesmas ne nous parlent pas seulement de la famille de Marko, elles fournissent plusieurs détails sur ses probatimes. La fraternité d’adoption devait en effet tenir une grande place dans cette société tourmentée, soudainement envahie par des élémens étrangers et hostiles. Chez ceux qui avaient conservé, comme Milosch Obilitch et Rossanda, le sentiment patriotique et chrétien dans toute sa pureté,