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les dents, » dont il est si souvent question dans les chants, et qu’on trouve quelquefois unie au coing. En effet, Stoïan, pour faire connaître son amour à la sœur d’Iovan, jette sur son passage une pomme et « un coing parfumé. » Dans toutes les traditions orientales, la pomme est regardée comme un symbole de séduction. Une pomme séduisit Eve comme elle séduisit Atalante, et pour l’obtenir des mains de Paris, Héra, le modèle de la matrone hellénique, Athéné, la vierge austère, consentirent à paraître sans vêtemens, comme Aphrodite, devant un pasteur phrygien. Une jeune fille serbe, plus avisée que l’Eve de la Genèse, s’empresse de « jeter au nez » de Mirko la pomme qu’il lui offre : « Je ne veux ni de toi ni de ta pomme, » dit-elle avec colère. La sœur d’Iovan, non moins « courroucée, » du pied repousse au loin la pomme que veut lui faire accepter Stoïan ; mais celle qui dédaigne le plus résolument ce gage d’un amour indigne d’elle sourit doucement dès qu’elle voit briller dans la main de Mirko l’anneau d’or, « l’anneau de promesse. »

De pareilles délibérations sont du reste absolument inutiles quand les parens n’attendent pas que la jeune fille soit nubile pour la fiancer. On demande en mariage Iagoda, sœur de Marko Kralievitch, lorsqu’elle est « toute petite. » J’ai vu de pareilles fiançailles même chez des Orientaux établis en Occident. Les pesmas ont deviné les funestes conséquences de ces unions prématurées. Combien est sinistre le dialogue entre un frère et une sœur qui marche nu-pieds sur le sol glacé ! « N’as-tu pas froid aux pieds, petite sœur ? — Non, pas aux pieds, ô mon frère ! — mais un froid glacial à mon pauvre cœur ! — Toutefois ce n’est pas la neige qui m’a refroidie, — c’est ma mère qui m’a glacée — en me donnant à celui que je hais !… » Ailleurs la poésie serbe emploie l’ironie contre ce vieillard qui abuse de ses mille ducats pour ravir « malgré elle » la vierge Haïkouna à André Souko, qui ne peut offrir que douze ducats à un frère avide. Le brave jeune homme, grâce à la complicité de sa fiancée, enlève la plus belle fleur qu’ait nourrie la plaine de Nevesinia. En vain le vieillard veut engager le cortège à prendre parti contre « le brigand. » Les gens de la noce, comme le chœur des tragédies grecques, donnent une leçon de morale à l’oppresseur : « Qu’il emporte celle qui pour lui est née ! — Quant à toi, vieillard, retourne en ton logis, — ce n’est pas pour toi que fleurissait cette rose ! »

Il y a dans les pesmas plus d’un curieux épisode de la vie conjugale. Ikonia a réalisé l’idéal de « l’amour dans le mariage » tel qu’une Serbe peut le concevoir. Nulle femme ne possède « un maître » tel que le sien. Où il va, Iovan Morhiakovitch conduit sa femme par la main ; où il s’assied, il la place sur ses genoux ; quand il jure, c’est par son nom ; quand elle dort en haut dans le tchardak,