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il marche doucement pour ne pas l’éveiller, et quand il l’éveille, c’est avec un baiser. Malgré ces riantes apparences, le cœur d’Iovan est loin d’être satisfait, Ikonia ne lui a point donné d’enfans, et chacun sait le chagrin qu’un pareil malheur peut causer à un Oriental. Les femmes stériles ne sont guère plus estimées en Serbie qu’elles ne l’étaient parmi les Juifs. Une veuve, Anna, qui a entendu au bain Ikonia vanter son bonheur, devine avec la sagacité d’une femme jalouse le côté faible de la situation. Elle farde ses sourcils, se peint le visage, met ses plus beaux atours et attend Iovan quand il revient du bazar. La stérilité d’une épouse est un cas tellement grave, qu’elle ne croit pas nécessaire d’avoir recours à de longs argumens. « Que veux-tu faire d’une femme stérile ? Prends-moi, et je te donnerai tous les ans un fils aux cheveux dorés. » Iovan, aisément persuadé, la prit pour « fidèle épouse. » La pauvre Ikonia, répudiée, s’étant pendue à un oranger, le mari, dont elle avait tant vanté la tendresse, se contenta de dire avec un flegme dont on trouve en Orient trop d’exemples : « Qu’elle se pende, j’en ai une plus belle. »

Si tous les mariages ne finissent pas d’une manière aussi tragique, il est difficile que la personnalité des femmes serbes, si dociles et si résignées qu’on les suppose, ne souffre pas souvent du rôle médiocre qui leur est fait par les habitudes nationales, et qu’elles ne s’aperçoivent pas que leurs maris sont plus attachés à la famille qu’à l’épouse. La jeune femme doit d’abord trembler de s’exposer, même complètement innocente, aux cruels sarcasmes de ses belles-sœurs. Le beau-frère, comme membre du sexe fort, n’est pas non plus une puissance à dédaigner. Aussi voyons-nous la prudente Angélia, qui veut obtenir une faveur du frère de son mari, baiser humblement sa main et son vêtement et s’incliner devant lui jusqu’à terre. Quand Dieu veut punir une femme, il n’a pas besoin d’inventer d’autres châtimens que de laisser agir contre elle le, « mauvais sort, » c’est-à-dire « de petits beaux-frères, une méchante belle-mère et un pire beau-père. »

Un certain nombre de pesmas célèbrent le sentiment maternel, et ce ne sont pas les moins touchantes. La mère de Konda ne veut pas être séparée de son fils unique. Elle le fait enterrer auprès d’elle « sous les orangers aux fruits d’or. » Chaque matin, elle se glisse dans le jardin vert, « soupirant, pleurant, frémissant, » pour demander à l’enfant qui repose dans la fosse profonde si la terre ne lui pèse pas, s’il ne gémit pas sous le poids du cercueil d’érable. Hélène, femme de Radoïtza, séparée de sa petite fille, interroge sur sa situation la lune qui s’élève au-dessus de la forêt. A-t-elle des habits et des alimens ? La baigne-t-on le matin ?