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enfin, même aux portes de Belgrade, les Serbes et les Ottomans ont échangé des boulets et des balles. Dans les villages de la principauté, une sourde fermentation a, dit-on, plus d’une fois éclaté quand le prince visitait les campagnes. Le cri séditieux : « vive le tsar des Serbes ! » dont on saluait le vassal des sultans, atteste assez que les descendans des soldats de Mischar n’ont pas renoncé à la pensée de prendre leur revanche du désastre de Kossovo ; mais l’impétuosité des aspirations populaires trouve un modérateur dans le gouvernement. Avant de tirer du fourreau le sabre de Tsèrni-George et de Milosch, le prince de Serbie doit se rendre compte des difficultés de l’entreprise. La Turquie n’est plus, sous le puissant protectorat de l’Angleterre, ce qu’elle était au temps de la guerre de l’indépendance. Elle a des armées organisées à l’européenne et des généraux étrangers (il suffit de citer le Slave Omer-Pacha) qui ont fait leurs preuves sur les champs de bataille. Si les Turcs étaient les seuls adversaires des Serbes, ceux-ci pourraient espérer que le despotisme et les mœurs asiatiques, ces énergiques dissolvans, les délivreraient tôt ou tard ; mais les Serbes et les Albanais musulmans, qui ont conservé les habitudes viriles des Européens, sont pour eux des ennemis bien plus redoutables que toutes les armées ottomanes. Avec de pareils soldats, la lutte serait terrible, et les Serbes chrétiens sont trop bons juges en fait de bravoure pour pouvoir en douter un seul instant.

En attendant que la principauté croie le moment venu d’arborer l’étendard des tsars de Serbie, elle ne doit pas oublier qu’il y a pour elle plusieurs moyens de gagner les sympathies de l’Europe et de grandir dans l’ordre politique. La race slave a fait ses preuves de bravoure ; ce sont maintenant des gages d’une autre nature qu’il lui faut donner au monde civilisé. Les Germains ont eu la gloire d’accomplir la réforme et de commencer le mouvement philosophique dont ils ont, de notre temps, repris la direction. Les Latins sont justement fiers de la renaissance et des grands jours de 1789. L’heure est arrivée pour les Slaves de sortir, à leur tour, des langes du moyen âge et d’aider le progrès général de la civilisation. Ils n’ont, pour agir, qu’à s’inspirer du génie sympathique et civilisateur de la France, de l’esprit pratique et libéral de l’Angleterre, de la noble ardeur scientifique de l’Allemagne : triple ferment d’émulation qui saura exciter leur cœur martial et leur donner cette force, sûre d’elle-même, qui au besoin transporte des montagnes.


DORA D’ISTRIA.