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enveloppaient. Pour faire monter les esprits du polythéisme au monothéisme, pour élever sans violence la conscience générale jusqu’à la hauteur des plus pures idées philosophiques, il avait établi entre le dieu de sa théodicée et le grand dieu des Hellènes d’habiles similitudes. Si le dieu de la République est la source de l’être et de l’essence, le Jupiter du Cratyle est le père de la vie. Une tradition religieuse considérait Athéné (Minerve) comme la fille de Jupiter, née de son cerveau : Platon s’empare de cette fable, et, profitant ingénieusement des apparences étymologiques, il fait d’Athéné, déesse de l’intelligence et de la pensée, la pensée même de Dieu, Theou noesis, ramenant ainsi à l’unité d’un seul être Dieu et son intelligence, que le mythe avait séparés. Nous ne prétendons pas que ce système d’interprétations fût infaillible, et que Platon n’ait jamais altéré les mythes primitifs, ces fleurs de l’imagination religieuse que l’on ne touche guère sans les flétrir. Toujours est-il que le profond philosophe employait le seul moyen qu’il y eût de sauver la religion grecque vieillissante : il en recueillait les germes féconds et les semait dans le terrain neuf et riche de la métaphysique spiritualiste, qui en devait transformer la sève. Au lieu de suivre cet exemple, que fit Proclus ? Des choses contradictoires, quoiqu’elles attestent une parfaite sincérité et une grande vigueur d’esprit. Païen croyant, pratiquant et dévoué, s’il l’eût fallu, jusqu’au martyre, il aspire à conserver toutes les divinités mythologiques ; mais il veut en même temps rester fidèle à sa théorie des hypostases et concilier une doctrine où Dieu n’est rien, pas même l’Être, avec cette mythologie où l’idée et le sentiment de la vie surabondent. Une telle conciliation était jusqu’à un certain point possible dans le pur platonisme, qui affirmait énergiquement en Dieu l’être, la vie, l’intelligence ; dans le néoplatonisme de Proclus, elle était impraticable et elle avorte. Jetez les yeux sur le tableau hiérarchique des puissances divines qui résume la symbolique de Proclus[1] : Jupiter n’y est qu’au cinquième rang, et Athéné, cette Minerve si parfaite, qui aux yeux de Platon était l’Intelligence divine, Athéné, que Proclus lui-même adorait d’un cœur si fervent, tombe au sixième groupe, entre Vesta et Mars, et n’est plus qu’une divinité conservatrice et subalterne. Les intentions de Proclus encore une fois étaient excellentes ; mais traiter ainsi le paganisme, en reléguer les plus hautes conceptions si bas, au-dessous de l’Un ineffable et des intelligibles, ce n’était ni le relever, ni le transformer, ni le sauver : c’était en réalité lui donner le coup de grâce.

  1. Voyez ce tableau dans l’Histoire critique de l’école d’Alexandrie, par M. Vacherot, tome II.