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Ou bien il n’y aura dans l’univers de Proclus rien que la seule unité, ce qui n’est pas admissible, ou bien il est nécessaire que ce principe des êtres sorte de lui-même, se multiplie, se plurifie. Toutefois, en se multipliant, il doit rester lui-même et conserver intacte son ineffable unité. Et n’oubliez pas que ce principe n’a ni intelligence, ni volonté, ni aucun attribut quelconque qui l’incline à produire les êtres. Le Dieu de Platon crée le monde parce qu’il est bon, exempt d’envie, et qu’il veut qu’il existe des êtres autant que possible semblables à lui. Le Dieu de Proclus n’est que l’un, de même que le premier principe de Hegel n’est que l’être pur. Comment l’unité, n’étant que l’unité, produira-t-elle autre chose qu’elle-même ? comment par exemple produira-t-elle l’intelligence ? À cette question, Proclus répond : « L’unité s’abaisse, et en s’abaissant elle produit des unités à la fois semblables et inférieures à l’unité productrice. Or ces unités particulières et inférieures sont comme la fleur et les sommets des intelligences. Et ainsi, en produisant les unités inférieures, l’unité suprême produit du même coup les intelligences. » Arrêtons-nous là et voyons si cette production des unités et de l’intelligence par l’unité première est possible et légitime, car si elle ne l’est point, dès son premier pas la dialectique de Proclus est paralysée. Avec un peu d’attention, le lecteur comprendra aisément ce que nous allons dire.

Recourons à une comparaison qui n’est pas dans Proclus, mais qui nous aidera à l’entendre. Supposons que j’aie un vase rempli d’eau et que je l’incline : qu’en tombera-t-il ? De l’eau évidemment, des gouttes d’eau qui, dans leur chute, se diviseront de plus en plus. Si je prétends qu’à un certain point de leur chute ces gouttes d’eau deviennent du vin sous prétexte qu’elles sont comme la fleur et le sommet du vin, vous croirez que je raille, ou, si vous pensez que je parle sérieusement, vous avouerez ne pas comprendre comment ces gouttes d’eau deviennent du vin. Reprenez maintenant la théorie de Proclus. Son unité pure, c’est l’idée générale et abstraite de l’unité. S’abaisser, dans la langue de Proclus, signifie quelque chose de très clair pour qui sait l’entendre : ce mot exprime le mouvement d’une idée qui, de générale qu’elle était, se transforme en se divisant, et se décompose en toutes les idées particulières qu’elle comprend. Ainsi procède l’unité de Proclus : elle produit les unités inférieures, comme l’idée générale produit les idées particulières enfermées dans sa compréhension, ou, si vous voulez, comme une masse d’eau produit, en se divisant, toutes les gouttelettes qu’elle comprenait. Il semble que jusque-là Proclus ne dise rien que de vrai ; pas du tout, déjà il se trompe. Voyez plutôt : une idée générale ne se brise pas, ne se divise pas toute seule en ses idées particulières ;