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et, quoiqu’il ait l’air de tracer le plan d’une république parfaite, c’est-à-dire qui ne peut pas exister, on voit bien qu’il a les yeux sur une constitution qui existe réellement. Voici quelles sont à peu près ses théories politiques. Des trois formes de gouvernement qu’on distingue d’ordinaire, aucune ne le contente tout à fait quand elle est isolée. Je n’ai pas besoin de parler du gouvernement absolu d’un seul, il est mort pour s’y être opposé[1]. Les deux autres, le gouvernement de tous ou de quelques-uns, c’est-à-dire l’aristocratie et la démocratie, ne lui semblent pas non plus sans défauts. Il est difficile qu’on s’accommode tout à fait de l’aristocratie quand on n’a pas l’avantage d’être de grande maison. Celle de Rome, malgré les qualités qu’elle déploya dans la conquête et le gouvernement du monde, était comme les autres impertinente et exclusive. Les échecs qu’elle avait subis depuis un siècle, sa décadence visible et le sentiment qu’elle devait avoir de sa fin prochaine, loin de guérir son orgueil, le rendaient intraitable. Il semble que les préjugés deviennent plus obstinés et plus étroits quand ils n’ont plus que quelque temps à vivre. On sait comment nos émigrés, en présence de la révolution victorieuse, usaient leurs dernières forces à de vaines luttes de préséance. De même la noblesse romaine, au moment où le pouvoir lui échappait, semblait prendre à tâche d’exagérer ses défauts et de décourager par ses dédains les honnêtes gens qui s’offraient à la défendre. Cicéron se sentait attiré vers elle par ce goût qu’il avait pour la distinction des manières et pour les plaisirs élégans ; mais il ne pouvait pas se faire à ses insolences. Aussi, même en la servant, a-t-il toujours conservé contre elle des rancunes de bourgeois mécontent. Il savait bien qu’elle ne lui pardonnait pas sa naissance et qu’on l’appelait un parvenu (homo novus) ; en revanche il ne tarissait pas de railleries contre ces gens heureux qui sont dispensés d’avoir du mérite, qui n’ont pas besoin de prendre de la peine, et à qui les premières dignités de la république viennent en dormant (quibus omnia populi romani beneficia dormientibus deferuntur).

  1. On a remarqué que, dans sa République, Cicéron parle avec beaucoup d’estime et même une sorte d’attendrissement de la royauté, ce qui ne laisse pas de surprendre chez un républicain comme lui ; mais il entend par là une sorte de gouvernement patriarcal et primitif, et il exige tant de vertus du roi et de ses sujets, qu’on voit bien qu’il ne croit pas que cette royauté soit facile ou même possible. Il ne faut donc pas admettre, comme on l’a fait, que Cicéron voulait annoncer et approuver par avance la révolution que César accomplit quelques années plus tard. Au contraire il indique en termes très vifs ce qu’il pensera de César et de son gouvernement quand il attaque ces tyrans, avides de domination, qui veulent gouverner seuls, au mépris des droits du peuple. « Le tyran peut être clément, ajoute-t-il ; mais qu’importe d’avoir un maître indulgent ou un maître barbare ? Avec l’un et l’autre, on n’en est pas moins esclave. »