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— Ah ! dit Toby Harving à ses hommes, vous avez la vue courte, vous autres. Parce qu’il vous a donné quelques oiseaux de sa chasse et un peu de café, vous voilà contens ?… Moi, je n’aime pas à rencontrer dans nos forêts ces promeneurs aux belles manières ; ils auront bientôt pris notre place !… Vous verrez quelque jour ces gens-là tracer des routes par ici, barrer les cours d’eau par des digues pour y installer des moulins, et les grands arbres tomberont, et puis adieu le métier de lumberer !

Pendant qu’il parlait ainsi, les bûcherons poussaient au milieu du courant le radeau, dont il larguait lui-même les amarres. Au premier mouvement que fit la masse de bois emportée par les eaux assez rapides de la rivière Saint-John, les gens de l’équipage poussèrent un triple hurrah qui ébranla les bois d’alentour. Le bruit de ces voix puissantes, répété par les échos, allait se perdre au fond des clairières que la hache des bûcherons avait pratiquées sur les deux rives du fleuve, et il retentissait comme une menace à l’adresse des arbres trois fois séculaires qui penchaient leurs longs rameaux au-dessus des places laissées vides par leurs compagnons disparus. La lourde machine voguait lentement sur les eaux vertes, partout constellées de gouttes de pluie. Elle se déroulait comme un serpent gigantesque et se tordait aux tournans de la rivière avec de sourds craquemens ; puis les grandes rames, frappant les flots à de longs intervalles, redressaient la tête et la queue du radeau, qui poursuivait sa marche sous la sombre voûte des forêts, en jetant l’épouvante parmi les cormorans et les sarcelles. Des hérons huppés qui s’en allaient eux-mêmes à la dérive, perchés sur des troncs d’arbres que les crues du printemps avaient entraînés avec les derniers glaçons, regardaient d’un œil surpris cet amas de poutres flottantes, monté par une douzaine d’hommes qui semblaient sous leurs couvertures grises des tas de neige tachés par la pluie, et lorsque le radeau passait près d’eux, ils s’élevaient doucement sur leurs ailes arrondies et fuyaient le cou tendu, les jambes pendantes, vers les anses solitaires.

Pendant ce temps-là, le chasseur se remettait en selle et partait au trot, couvert de son manteau fourré et poussant à travers les halliers, dont chaque arbre versait sur lui l’eau qui filtrait lentement à travers le feuillage. Arrivé au milieu d’une éclaircie d’où il apercevait encore le cours du Saint-John, il s’arrêta et considéra pendant quelques minutes les lumberers, qui s’enfonçaient au loin sous le sombre dôme des grands arbres inclinés sur les deux bords de la rivière. Maître Toby, debout à la proue du radeau, signalait du geste à son équipage la route à suivre pour éviter les sables et les rochers ; puis, de sa grande main, levée au-dessus de sa tête, il réglait le mouvement plus ou moins rapide des avirons, pareil au