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chef d’orchestre qui indique les forte et les piano aux exécutans placés sous sa direction. Il y avait dans cet homme ignorant de toute poésie, voué à la destruction de tout ce qui charme le poète et l’artiste, une certaine grandeur. Au milieu de cette solitude silencieuse que la pluie rendait plus morne encore, il représentait la vie, le mouvement, l’action humaine, à laquelle tout ce qui existe sur la terre doit tôt ou tard obéir et se soumettre.

Les lumberers avec leur radeau se rendaient au même point que le chasseur avec son cheval ; seulement, comme les premiers suivaient toutes les sinuosités de la rivière Saint-John et ne faisaient que flotter au fil de l’eau qui les emportait, le cavalier prit bien vite sur eux une grande avance. Vers midi, le soleil se montra au milieu des nuages qui se dispersaient vers le nord et se groupaient en masses blanchâtres, comme il arrive toujours après la pluie du printemps dans les climats tempérés. C’est à ce moment que le chasseur parut devant la barrière qui marquait l’enceinte du terrain appartenant à M. Blumenbach. La blanche maison, ornée d’une galerie et bâtie à mi-côte dans une position qui dominait le cours du Saint-John, semblait plus avenante encore sous les rayons d’un soleil de mai. Dans les forêts américaines, au milieu des défrichemens que signalent les troncs d’arbres noircis par le feu, — et nommés stunps par les colons anglais, — le moindre cottage, construit en bois et couvert avec des écorces enlevées aux sapins ou aux cyprès, prend une physionomie souriante et sérieuse à la fois.

L’habitation de M. Blumenbach occupait un assez grand espace planté d’orge et de maïs. On y voyait encore çà et là de vieux arbres, laissés debout dans l’intention d’imiter les massifs disposés au milieu d’un parc. Dans la cour qui précédait la demeure du planteur s’élevaient deux corps de bâtimens formant les ailes du logis principal : à gauche se trouvait la ferme proprement dite avec les écuries, les étables et les nombreux hangars ; à droite, un pavillon construit avec plus de soin, et qu’eût occupé le gérant des cultures, s’il y en avait eu un. C’est dans ce pavillon que demeurait depuis quelques semaines sir Henri Readway, le chasseur que nous avons vu demander aux lumberers un gîte pour la nuit. Sir Henri, en qui le soupçonneux Harving croyait voir, un ingénieur chargé d’explorer le pays pour y percer des routes et y établir des moulins à eau, était tout simplement un sportsman, un touriste chercheur d’aventures, qui, après avoir servi quelques années et beaucoup chassé dans l’Inde, avait quitté la carrière militaire pour se livrer plus librement à sa passion favorite. Il appartenait à cette classe de gentlemen intelligens, actifs, doués à la fois du sentiment de la poésie et de l’esprit pratique propre à la race britannique. Ces voyageurs intrépides étudient à fond les pays qu’ils ont l’air de traverser