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craquement des liens brisés et le bruit des troncs d’arbres à peine dégrossis qui se choquaient en tourbillonnant dominèrent un instant la grande voix de la cataracte, puis tout disparut dans une épaisse vapeur blanche pareille à celle qui se dégage d’une chaudière en ébullition. Les fragmens du radeau roulaient en désordre et se heurtaient dans le gouffre comme des naufragés qui s’accrochent les uns aux autres. Telle est la puissance de ces grandes chutes qu’elles tordent et brisent en morceaux dans leurs terribles étreintes les arbres les plus robustes. Ces magnifiques enfans de la forêt, qui avaient pendant des siècles défié la tempête, l’eau si légère, si transparente, qui se résout en brouillard au choc des rochers, les promène, les roule, les secoue et les broie les uns contre les autres comme des joncs desséchés ; mais il faut que l’abîme vomisse la proie qu’il a engloutie. Après avoir été pendant une heure ballottées en tous sens, les pièces de bois reprennent lentement le fil de l’eau ; le courant, qui les ressaisit une à une, les ramène peu à peu vers le centre de la rivière. C’est alors que les lumberers, montés sur des bateaux, courent à force de rames après les débris errans de leur radeau ; ils les conduisent ensuite le long du rivage, où ils doivent recommencer leur pénible travail. Il leur faut pour la seconde fois lier ensemble ces pièces de bois isolées, en former un tout compacte, une masse flottante qui poursuivra sa route, sans rencontrer d’obstacles sérieux, jusqu’à Frederictown, à l’embouchure de la rivière Saint-John.

Le passage d’un radeau à travers les Grand Falls, avec ses diverses péripéties, présentait un spectacle assez curieux ; aussi les habitans du voisinage s’étaient-ils rassemblés sur le bord de la rivière pour y assister de plus près, M. Blumenbach, sa fille et leur hôte, sir Henri Readway, le contemplaient du haut de la berge. Au milieu des vaillans lumberers qui opéraient à travers les eaux le sauvetage des troncs d’arbres disséminés par la violence du courant, maître Toby Harving se faisait remarquer par la vigueur de ses bras et la rapidité de ses mouvemens. Quand la partie la plus difficile de cette ingrate besogne fut achevée, et qu’il ne resta plus qu’à dresser sur le radeau la tente qui sert d’abri à l’équipage, les flotteurs allèrent une fois encore se reposer à la taverne de l’Aigle d’or. Un tiers environ du bois dont se composait le radeau avait été mis en pièces dans le périlleux passage des Grand Falls, mais il restait tant d’autres arbres debout au sein des forêts canadiennes que personne ne s’affligeait d’une perte aussi considérable. Encore moins s’occupait-on d’obvier à cet inconvénient par l’établissement d’un canal latéral à la rivière.

Maître Toby Harving, voyant ses gens attablés à la taverne et disposés