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à y faire une longue pause, profita du moment pour aller rendre à M. Blumenbach sa visite accoutumée. Il n’avait point pris sa part des copieuses libations auxquelles ses lumberers s’étaient abandonnés la nuit précédente. Son regard était sérieux ; il semblait préoccupé de quelque affaire importante et marchait à grands pas, serré dans sa large ceinture de laine rouge, le chapeau de feutre gris incliné sur le front. Sous son bras, il portait la longue carabine sans laquelle il ne quittait jamais son radeau. Ses mocassins de peau de caribou se posaient sur le sol sans produire le plus léger bruit ; il y avait dans toute la personne du maître flotteur, si singulièrement équipé, une certaine élégance sauvage parfaitement en harmonie avec le milieu dans lequel il vivait. Arrivé devant l’habitation de M. Blumenbach, maître Toby ouvrit la barrière et traversa lestement la cour.

— John Blum est à table ? demanda-t-il au domestique Bill, qui se montrait à l’entrée du vestibule, portant sur un plateau les tasses et le café.

— Oui, répondit froidement le vieux serviteur, qui n’aimait pas à entendre appeler son maître John Blum tout court.

— Très bien, fit Toby Harving, et il entra dans la salle à manger après avoir déposé à la porte sa lourde carabine, dont la crosse retentit sur le parquet. Les trois convives, M. Blumenbach, sa fille Johanna et sir Henri Readway, éprouvèrent à la vue du lumberer une impression désagréable qu’ils essayèrent de dissimuler ; mais l’accueil était si froid que le nouveau-venu resta debout au milieu de la salle à manger.

— Prenez place à mes côtés, master Harving, dit M. Blumenbach en lui offrant un siège. Vous voilà une fois encore en route pour Frederictown ?

— Ah çà ! dit à haute voix le maître flotteur, sans répondre à la question qui lui était adressée, est-ce que vous ne me reconnaissez plus, Johanna ? Décidément je commence à croire que je suis de trop ici !

— Qu’est-ce qui peut vous donner une pareille idée, maître Harving ? répondit Johanna. N’avez-vous pas été toujours bien reçu chez mon père ?

— C’est vrai, répliqua le lumberer ; mais mon costume de sauvage vous choque peut-être aujourd’hui à cause de ce gentleman qui est assis près de vous, miss !… Avant-hier pourtant ce gentleman a paru très heureux de partager avec nous un peu de biscuit et de porc salé…

— J’avais faim, répondit sèchement sir Henri.

— Et la faim apprivoise le loup, comme dit le proverbe.