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de son corps. Appuyez le canon du fusil sur mon épaule, visez en pleine poitrine dès qu’il se dressera sur ses pieds de derrière, et faites feu !…

— Impossible, dit la jeune fille, ma vue se trouble ; je me sens près de défaillir…

— Si vous le manquez, je l’abattrai avec ma carabine ; que craignez-vous ? Voilà une belle occasion d’essayer votre courage…

La jeune fille fit ce que lui disait sir Henri ; elle le fit machinalement d’abord, et parce qu’elle avait trop peur pour s’enfuir. Lorsque la bête se leva en rugissant, lorsqu’elle se montra debout, les pattes de devant étendues pour embrasser sa proie et la déchirer avec ses griffes aiguës, Johanna, subitement animée d’un accès de courage désespéré, appuya l’arme contre son épaule, et fit feu des deux coups. Les deux balles avaient porté ; mortellement blessé dans la région du cœur, l’ours tourna sur lui-même, puis se roula dans d’affreuses convulsions au milieu des touffes d’herbe qu’il inondait de son sang.

— Il est mort, cria sir Henri ; voici un brillant exploit !… Mais la jeune fille, étourdie par la double détonation et en proie à une émotion trop vive, sentait ses forces l’abandonner. Elle posa ses deux mains sur le bras de sir Henri, et, sa tête défaillante s’inclinant sur l’épaule du jeune chasseur, elle s’évanouit. Ses longs cheveux blonds flottaient au vent ; l’arme était tombée de sa main, et sir Henri contemplait avec complaisance son visage pâle comme la fleur de l’églantier, dont les traits immobiles et calmes semblaient exprimer autant de confiance que d’effroi.

Cet évanouissement ne dura que quelques secondes. Miss Johanna rouvrit les yeux, regarda autour d’elle, et, sentant son visage si près de celui de sir Henri, elle se rejeta vivement en arrière.

— Mon Dieu ! dit-elle d’une voix altérée, où est mon père ? où est Bill ?…

— Prenez mon bras, dit sir Henri ; venez vous asseoir au pied de cet arbre.

La jeune fille repoussa doucement le bras que lui offrait sir Henri ; elle alla se réfugier à l’ombre d’un frêne, à cent pas de l’endroit où l’ours râlait en se tordant sur l’herbe ; sir Henri l’acheva d’un coup de sa carabine tiré à bout portant. Bill cependant avait pris la fuite, emmenant avec lui les deux chevaux, et il courait à travers la forêt ; il avait fini par s’embourber sur le bord d’un des lacs, et là, se croyant menacé par l’animal qui venait d’être abattu, il criait de toutes ses forces : Un ours ! un ours !… Miss Johanna ! mon maître ! où est mon maître ?… Les chasseurs, attirés par le triple coup de feu, arrivaient de toutes parts ; M. Blumenbach ne arda pas non plus à paraître : il fut le seul qui ne rit point de la