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tel que son imagination le lui avait montré pendant son sommeil, plein de noblesse, hardi, fier, portant au front la marque des créatures d’élite, Elle se reprochait de n’avoir pas compris dès le premier jour la supériorité, de ce brillant gentleman, qui avait éclairé sa vie d’un rayon si lumineux ; mais cet hôte choisi que le printemps avait amené ne devait-il pas partir à l’automne, comme les oiseaux de passage qui disparaissent aux premières gelées ?… À cette pensée, Johanna se laissa tomber sur un fauteuil, et il lui sembla ressentir jusqu’au fond du cœur les atteintes cuisantes des froids de l’hiver.


IV. — LE JACK-LIGHT.

Si l’été arrivé tard et tout d’un coup dans le nord de l’Amérique comme en Russie, il s’en va rapidement aussi, et dès la fin d’août les brouillards du matin font pressentir le retour de la saison froide. À l’approche de l’automne, qui devait être pour lui le signal du départ, sir Henri Readway multipliait les excursions, les parties de chasse, les promenades sur l’eau. Cette incessante activité commençait à fatiguer M. Blumenbach ; elle l’inquiétait aussi pour sa fille : celle-ci prenait un goût de plus en plus vif à tous les genres de plaisirs qui s’offraient à elle ; il lui fallait être continuellement en scène. Partout les farmers la rencontraient parcourant la forêt avec l’intrépidité d’une amazone, et le bruit de ses exploits s’était répandu depuis les sources du Saint-John jusqu’à Frederictown. Son père, qui d’abord avait été heureux de la voir trouver quelques distractions dans cette contrée solitaire, aurait désiré la ramener à un genre de vie plus calme : il lui en voulait un peu de ce qu’elle avait rompu avec les habitudes de retraite qui convenaient à son âme éprouvée par le chagrin ; mais Johanna avait pris son essor. Même quand elle était seule avec son père, les aspirations de son esprit exalté se manifestaient par la vivacité de son langage. Chez la jeune fille destinée à passer sa vie au sein des solitudes américaines se révélaient les instincts de la femme du monde, avide de briller dans les grandes villes d’Europe. Johanna en avait parfois les désirs changeans, les velléités impétueuses et subites ; mais la tyrannie de ses petits caprices ne s’exerçait pas de la même manière sur les deux personnes qui l’approchaient le plus. Sa tendresse pour son père devenait plus ardente à mesure que son cœur se dilatait, elle savait tout obtenir de lui à force de prévenances ; vis-à-vis de sir Henri, elle agissait tout autrement : plus elle se sentait attirée vers lui, plus elle affectait de mettre sa complaisance à l’épreuve et de lui imposer ses volontés. Toutefois celui-ci était de force à tenir tête à