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les détails manquent-ils sur ce point. Vous pouvez induire de ces admirables travaux une théorie politique des classes moyennes, et même une certaine théorie psychologique du spiritualisme, sans lequel je vous défie bien de parler droit, même droit public. Seulement cette dernière se fait sentir plutôt qu’elle n’est explicite et démontrée. Je ne puis mieux m’expliquer à ce propos qu’en rappelant une étude récente du même maître sur la génération de 89[1]. Il trouve à cette génération un défaut, qui était un excès de confiance dans la bonté humaine et dans l’efficacité des lois. Combien il est regrettable que le plan de cette étude n’ait pas comporté une de ces grandes leçons où excelle l’illustre historien, où l’on eût mesuré quelle est la puissance de la loi sur l’homme, c’est-à-dire de l’idéal sur la réalité que nous sommes! Nous aurions su pour le coup ce que vaut l’homme dans la cité, en quoi il peut être libre, en quoi il peut être souverain, ce qu’il mérite d’indépendance pour lui-même et de pouvoir sur les autres.

Je ne vois que Hobbes qui ait été tout à la fois philosophe politique et psychologue politique; mais pour ce qu’il enseigne, — méchanceté naturelle de l’homme, son asservissement désirable, le droit et le bienfait du despotisme, — il aurait aussi bien fait de n’être ni l’un ni l’autre. Pour revenir à M. de Maistre, dans la vigueur de sa réaction contre les théories abstraites de l’homme et du droit humain, il oublie que le fond humain est pourtant à ménager, à pratiquer, et que pour cela une analyse des facultés humaines est nécessaire. Quoi qu’il en soit, ce contemporain de notre révolution touchait à une partie de la vérité; il avait de plus un rare mérite d’à-propos quand il rappelait les esprits politiques à la considération de l’histoire, à une certaine estime du passé, et s’élevait d’un bond vigoureux au-dessus de la pure métaphysique. « Je n’ai traversé la métaphysique et les sciences, disait Leibnitz, que pour arriver à la morale; » mais de nos jours on demande bien autre chose à la métaphysique, réputée science de l’homme, que les principes de la morale, que des principes purement privés, tandis que l’homme est l’animal politique, reconnu par un naturaliste tel qu’Aristote. Ainsi Leibnitz nous montre la voie, mais sans y entrer comme il faut. Un écrivain moderne s’avance un peu plus. « Aujourd’hui, dit le père Gratry, je suis obligé d’avouer que j’ai horreur de la métaphysique abstraite et de toute science qui ne se relie pas à la morale, à Dieu, au bien des hommes. Et je vois avec une joie profonde mon siècle en venir au même point. » Parler du bien des hommes, c’est un peu vague, mais cela peut comprendre à la rigueur le salut et l’honneur des sociétés, identifié avec leur droit

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1862.