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les prévenances coûteuses, peut-être même les secours discrets de l’homme qui espère la conduire ainsi jusqu’à l’oubli complet de ses devoirs; mais son orgueil d’une part et de l’autre l’arrière-pensée d’un divorce qu’elle regarde comme inévitable mettront obstacle à sa chute définitive. Si le divorce a lieu, il faut qu’il soit prononcé contre Thomas Granville pour que sa femme puisse contracter de nouveaux liens tandis que l’époux coupable restera au ban de l’hyménée. — Que dirons-nous de ces vertus fortifiées par le calcul et rendues impeccables par les salutaires enseignemens du code civil?

Parmi toutes ces complications se développe et croît le candide attachement du jeune commis des Granville pour la fille de son patron. Aucun encouragement ne lui manque, et la belle Isa, inclinant sa tête blonde sur l’épaule de Marion, a répondu par les plus doux regards et les plus douces paroles à l’aveu de sa tendresse. Ce n’est peut-être pas la première fois, elle le lui laisse entendre naïvement, qu’elle se rend ainsi aux appels d’un cœur novice. — Je vous aime, lui dit-elle, mieux que je n’aimai jamais Frank Clackson ou ce niais de William Senless... Ce que j’éprouvais pour eux est bien passé... Quant à vous, je vous ai toujours aimé depuis... Voyons un peu... depuis le jour où je perdis ma mère... Mais vous me garderez le secret! ajoute-t-elle aussitôt. Et Marion, malgré la répugnance que toute dissimulation éveille en lui, doit se plier au caprice de sa bien-aimée. A vrai dire, tant de mystère lui semble inutile. Son apprentissage commercial est à peu près terminé : cinq années de travail assidu l’ont bien placé dans l’estime de ses patrons. Son salaire a grandi en même temps que ses attributions. Lors d’un incendie qui a failli dévorer la maison de banque, il a sauvé d’une destruction imminente les livres, les papiers les plus précieux. Pourquoi tant de zèle et tant de services ne trouveraient-ils pas leur récompense? Pourquoi M. Pitt Granville n’accueillerait-il pas comme gendre celui dont il a fait son principal assistant et pour ainsi dire son alter ego? Tout simplement, hélas! parce que le négociant de haute lignée ne voudra jamais se démentir vis-à-vis de son ami Benson, moins encore vis-à-vis de lui-même, en donnant à un aventurier de caste infime l’héritière d’un nom illustre et d’une fortune considérable. Bessy Nordheim, consultée à temps, eût éclairé là-dessus l’inexpérience de son jeune protégé; mais un scrupule instinctif, plutôt qu’une réelle appréciation de l’amour qu’il lui inspire sans qu’elle ose se l’avouer, a toujours retenu Marion, disposé parfois à la prendre pour confidente. Elle a pu deviner quelque chose, elle ne sait rien encore, et les vagues remontrances par elle hasardées de loin en loin n’ont pas fait tomber le bandeau qui couvrait encore les yeux de ce « frère » vers qui l’attire un sentiment de plus en plus prononcé.